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J'ai entendu un autre jour, chez M. de Buffon, M. Hérault de Séchelles lire un parallèle de M. de Buffon et de Jean-Jacques Rousseau. Je ne me souciais nullement de l'entendre, bien. certaine d'avance que ce morceau ne contiendrait, d'un bout à l'autre, que les louanges de M. de Buffon. S'il m'était permis d'avoir une opinion et de porter un jugement dans ce genre, je placerais M. de Buffon au-dessus de tous les écrivains de ce siècle; mais je hais la flatterie et la partialité. Pendant la lecture, j'étais assise à l'autre extrémité de la chambre, très loin du lecteur. M. Hérault a une grosse voix, qui pourrait être sonore, mais il parlait bas, je n'entendais qu'un murmure de basse-taille très grave, et je ne distinguais que les noms de Buffon et de Rousseau. Rien n'était plus comique que la manière dont il les prononçait; pour les deux noms il élevait la voix, mais toujours il articulait le premier d'un air triomphant et avec l'accent le plus emphatique, tandis que le nom de Rousseau ne s'échappait de sa bouche qu'avec une inflexion affaiblie et un ton négligé, quelquefois même dédaigneux. Sans entendre un mot du reste du discours, je jugeais facilement qu'on élevait aux nues M. de Buffon, et que le pauvre Rousseau lui était toujours sacrifié. Après la lecture, tout le monde successivement est sorti, je me suis trouvée seule avec M. de Buffon, qui m'a demandé ce que je pensais de ce parallèle. Je lui ai répondu très sérieusement qu'il me paraissait qu'il y avait un peu de galimatias, un ton déclamatoire qui donnait à ce discours la tournure d'un panégyrique, et qu'enfin on y rabaissait trop Rousseau pour exalter le mérite de celui qu'on lui préférait justement, mais qu'on louait sans grâce et sans finesse. M. de Buffon, sans doute par reconnaissance, a d'abord un peu combattu ma critique; j'ai soutenu vivement mon opinion; il a fini par convenir que j'avais raison. Alors je lui ai avoué la vérité,

1. Brillant avocat général au Parlement de Paris; plus tard conventionnel et membre du comité du Salut public; auteur d'un Éloge de Suger (1770); d'Une visite à Buffon (1785).

c'est-à-dire que je n'avais réellement entendu que ces deux mots Buffon... Rousseau; ce qui l'a fait rire aux éclats. Il a dit que dans le monde on décide souvent de la manière la plus tranchante avec beaucoup moins de connaissance.

Souvenirs de Félicie1.

Gessner.

Le lendemain de mon arrivée ici, j'ai vu Gessner : c'est un bon grand homme que l'on admire sans embarras, avec qui l'on cause sans prétention et qu'on ne peut voir et connaître sans l'aimer. J'ai fait avec lui une promenade délicieuse sur les bords charmants de la Sihl et de la Limmath. C'est là, m'a-t-il dit, qu'il a rêvé toutes ses idylles.

Il m'a invitée à l'aller voir dans sa maison de campagne; j'avais une extrême curiosité de connaître celle qu'il a épousée par amour, et qui l'a rendu poète. Je me la représentais sous les traits d'une bergère charmante, et j'imaginais que l'habitation de Gessner devait être une élégante chaumière, entourée de bocages et de fleurs, que l'on n'y buvait que du lait, et que, suivant l'expression allemande, on y marchait sur des roses. J'arrive chez lui; je traverse un petit jardin uniquement rempli de carottes et de choux, ce qui commence à déranger mes idées d'églogues et d'idylles, qui furent tout à fait bouleversées, en entrant dans le salon, par une fumée de tabac qui formait un véritable nuage, au travers duquel j'aperçois Gessner, fumant sa pipe et buvant de la bière, à côté d'une bonne femme en casaquin, avec un grand bonnet à carcasse, et tricotant: c'était Mme Gessner. Mais la bonhomie de l'accueil du mari et de la

1. Recueil de souvenirs, de pensées, d'observations diverses, publié en 1804. Félicie n'est autre que l'auteur lui-même. C'est un des rares ouvrages de M** de Genlis qui ont été écrits sans facilité trop courante et sans verbiage, et d'où l'on peut extraire aisément des pages agréables. La lecture en est encore possible, beaucoup plus que celle de ses Mémoires et de ses romans, d'éducation ou autres. 2. A Zurich.

deat

femme, leur union parfaite, leur tendresse pour leurs enfants retracent les mœurs et les vertus que Gessner a chantées : c'est toujours une idylle de l'âge d'or, non en brillante poésie, mais en langue vulgaire et sans parure.

Gessner dessine et peint supérieurement, à la gouache, le paysage il a peint tous les sites champêtres qu'il a décrits. Il m'a donné une gouache ravissante de son ouvrage. Souvenirs de Félicie.

La vieillesse.

Cicéron est celui qui a le mieux parlé des vieillards; c'est lui qui a dit qu'ils sont comme les vins, que le temps a rendus aigres ou bonifiés1.

Il existe des créatures humaines qui n'ont point été vicieuses, et qui, dans le cours de la vie, n'ont été trouvées ni imbéciles, ni déraisonnables, et qui, cependant, parvenues à l'âge de soixante-dix ans, pensent de très bonne foi qu'elles n'ont été créées que pour s'habiller, déjeuner, dîner, souper, jouer au piquet et dormir.

Si l'on est capable de quelque réflexion, on doit être bien malheureux dans la vieillesse, lorsqu'en jetant les yeux sur le passé, on n'y voit qu'une longue suite d'années écoulées dans une insouciante oisiveté, et que, dans l'espace d'un demi-siècle, on trouve, non la vie utile, animée, d'un être intelligent, industrieux et sensible, mais la honteuse végétation d'une brute.

Lorsqu'un vieillard est exempt d'infirmités, qu'il a conservé ses facultés intellectuelles, et qu'il est religieux, il est dans un état habituel de bonheur qu'il n'a pu connaître dans sa jeunesse. Il est naturellement débarrassé de toutes les sujétions sociales, et cet heureux affranchissement double pour lui le

1. Traité De la Vieillesse, c. XVIII.

temps qui lui reste. Il ne saurait regretter les amusements qui ne sont plus de son âge; s'il a un bon esprit, il en a été fatigué et même ennuyé longtemps avant d'y renoncer. Son avenir est court, mais il en est véritablement le maître; il en peut disposer sans craindre que ses résolutions soient anéanties ou traversées par les passions, l'étourderie et l'imprudence'.

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Il connaît la juste valeur des choses; il ne s'agitera plus pour des misères; il est calme, il juge bien; c'est là tout le secret des conduites parfaites. Si sa présence n'excite plus la joie turbulente et la gaieté, elle inspire le respect et la vénération; la jeunesse bien née ne dispute point sur les déférences qui lui sont dues les avoir toutes pour cet âge, auquel on désire atteindre un jour, c'est s'honorer soi-même dans l'avenir. Rien n'est plus attachant que la conversation d'un vieillard aimable qui n'abuse pas du privilège d'être écouté avec intérêt. Enfin la faiblesse physique, la débilité même de la vieillesse a ses dédommagements. Cette légère lassitude, que lui donne sans la faire souffrir sa pesanteur habituelle, lui rend le repos si doux! S'asseoir dans un bon fauteuil, surtout en revenant de la promenade; goûter le charme d'un calme parfait, et quelquefois, au milieu d'une agréable rêverie, céder pour quelques instants au sommeil, voilà pour elle de vrais plaisirs, et qui se renouvellent tous les jours.

1. a Depuis que je sens la main de la vieillesse s'étendre sur moi, je sens un calme, une espérance et une confiance en Dieu que je ne connaissais pas dans l'émotion de la jeunesse. Je trouve que Dieu est si bon, si bon de nous vieillir, de nous calmer, et de nous ôter ces aiguillons de personnalité qui sont si âpres dans la jeunesse ! Comment! nous nous plaignons de perdre quelque chose, quand nous gagnons tant, quand nos idées se redressent et s'étendent, quand notre cœur s'adoucit et s'élargit, et quand notre conscience, enfin victorieuse, peut regarder derrière elle, et dire : « J'ai fait ma tâche, l'heure de la récompense approche!

Vous me comprenez, vous, chère amie. Je vous ai vue franchir cette planche où le pied des femmes tremble et trébuche; vous la passez gaiement, et vos soucis, quand vous en avez, ont une cause moins puérile que ces vains regrets d'un åge qui n'est plus à regretter, dès qu'il est passé. Qu'ont-ils à se plaindre, ceux qui sont encore dans la vie que j'avais hier? Craignent-ils de ne pas vieillir? Est-ce que chaque phase de notre vie n'a pas ses forces, ses richesses, ses compensations?... >> (George SAND, Lettre à MTM Marliani, 26 mai 1842.)

On ne conçoit pas comment un vieillard peut se livrer à l'humeur, à la colère, à l'avarice, à l'ambition, et se rend insupportable à tout ce qui l'entoure. Prêt à tout quitter, à quoi lui serviront ces honneurs qu'il sollicite, cet argent qu'il amasse, toutes ces superfluités de luxe qu'il accumule autour de lui? Il n'a plus que le temps de donner et de pardonner. Quel est l'homme qui, au moment de s'expatrier pour toujours, voudrait employer les instants qui lui restent jusqu'à son départ à gronder, à bouder, à maltraiter ses proches et ses amis, dont il va se séparer sans retour? Il n'en est point qui, dans cette situation, ne désire laisser des regrets, et qui ne cherche à les mériter. Mémoires.

Le collier de Mme de Choiseul.

M. de Choiseul1 (surnommé le beau danseur), veuf depuis quelques mois, après deux ans de mariage, est, avec raison, inconsolable de la mort de sa femme, qui était, par sa beauté, par son caractère et par sa conduite, l'une des plus charmantes personnes que j'aie jamais connues. M. de Choiseul a très peu de fortune, et sa femme en avait une immense; mais il fut stipulé sur son contrat de mariage que, si elle mourait sans enfants, non seulement tout son bien retournerait à sa famille, mais encore tous les bijoux, tous les diamants qu'elle se trouverait avoir au jour de son décès; clause singulière, dont on a beaucoup parlé dans le monde, parce que ses parents, malgré leur richesse, ne lui donnèrent pas pour deux mille écus de diamants. Cette clause n'empêcha pas le marquis de Choiseul de donner à sa femme, quelques jours après la noce, de très beaux bracelets de diamants. Cette jeune personne, qu'il aimait avec passion, eut mal à la poitrine un an après son mariage; le

1. Jacques-Christophe, marquis de Choiseul, de la branche des Choiseul-Beaupré, né en 1757 (?).

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