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que je sente davantage. On dit qu'il est sur le point d'être roi, et je vous avoue qu'indépendamment de toutes les raisons qui me le font désirer, je suis curieuse de voir ce phénomène sur le trône. De l'espèce dont je suis, femme et française, je ne suis guère faite pour voyager: mais assurément, ce serait pour un tel voyage qu'il serait permis de passer par-dessus les règles ordinaires. Il y en a encore un que vous savez que je désire depuis longtemps, mais qui s'éloigne tous les jours par les circonstances, c'est celui du pays que vous habitez, et pour lequel ma curiosité s'augmente, depuis que vous lui avez donné la préférence sur tous ceux qui voudraient vous posséder 1. J'irai peutêtre cet été à Dunkerque, et de là, avec de bonnes lunettes, je pourrai le voir de loin, comme on conte que Moïse vit la Terre promise; mais j'ai de bien meilleures raisons pour le regretter.

Je voudrais pouvoir vous faire accroire que Bruxelles est le lieu du monde le plus digne de votre curiosité; ce pourrait être du moins votre chemin pour aller en Hollande. Je n'y suis pas aussi bien qu'à Cirey, mais je vous y recevrais avec le mème plaisir.

2

Je vous avoue que je suis ravie que mon Mémoire vous ait plu; vous m'encouragez à lui donner des frères, mais non pas pour l'Académie, car je ne suis pas trop satisfaite du jugement. Si vous avez lu les pièces françaises qui ont été couronnées j'espère que vous trouverez que je n'ai pas tort, et que vous ne trouverez pas à cela une vanité ridicule.

3

Je suis fâchée de voir dans votre lettre à M. de Voltaire que vous quittez la philosophie pour l'histoire; j'espère que ce ne sera qu'une passade. Pour moi, je suis à présent dans la métaphysique, et je partage mon temps entre Leibnitz et mon pro

1. L'Angleterre.

2. V. page précédente, n. 1. Le prix avait été partagé entre deux Français : le P. Lozerand de Fiesc, jésuite, et le comte de Créqui, et un jeune Suisse, qui devait être bientôt célèbre, Euler. C'est aux deux premiers que Me Du Châtelet se compare.

3. Elle entend par là la philosophie de la nature, l'étude des sciences.

cureur. Vous avez bien raison de dire que les choses après lesquelles on court ne valent pas souvent celles que l'on quitte; et si je n'avais pas d'enfants, je puis bien vous assurer que je n'aurais pas quitté les jolis pénates que vous connaissez. Je me dis souvent les vers,

De plaisirs en regrets, de remords en désirs, etc.

Mais on se doit à ses devoirs 1.

Consolez-moi souvent, Monsieur, par vos lettres, parlez de moi à mylord Hervey 2, quand le Parlement sera fini, et continuez-moi votre amitié. Je suis, etc.

A M. de Maupertuis3.

Bruxelles, 21 août 1740.

Je ne sais point aimer ni me réconcilier à demi je vous al rendu tout mon cœur, et je compte sur la sincérité du vôtre. Je ne vous ai point caché combien j'étais affligée d'être obligée de renoncer à l'amitié que j'avais pour vous, et je ne vous cache point le plaisir que je trouve à m'y livrer. Vous m'avez fait sentir combien il est cruel d'avoir à se plaindre de quelqu'un qu'on voudrait aimer, et qu'on ne peut se dispenser d'estimer. J'espère que je n'éprouverai plus avec vous que le plaisir que donne une amitié sans orage. La mienne pour vous n'en avait pas besoin, mais elle n'en est point affaiblie, et il ne tiendra pas à moi de vous prouver combien les idées que vous avez prises dans mon

1. Au devoir de suivre l'affaire de son procès à Bruxelles.

2. Lord anglais, auteur de Mémoires sur le règne de Georges II, et de poésies. 3. Mm Du Châtelet avait pris chez elle en 1739, pour l'aider à de nouvelles et hautes études de mathématiques, le Suisse Koenig, sur la recommandation de Maupertuis, mais avait dù bientôt se séparer de ce savant, dont l'éducation et les procédés n'égalaient pas les lumières. Il parait que Maupertuis avait pris parti pour Koenig congédié : de là, entre lui et Mme Du Châtelet, le refroidissement ou l'espèce de brouille, suivie de raccommodement, dont il est question dans cette

lettre.

dernier voyage à Paris étaient injustes, et que personne n'aura jamais pour vous une estime plus véritable et une amitié plus inviolable et plus tendre. Je vous félicite du bonheur que vous aurez sans doute, quand vous recevrez cette lettre', de voir Frédéric-Marc-Aurèle, et de me donner de vos nouvelles, quand Vous serez revenu de votre extase.

De l'amour de l'étude.

On a dit qu'il faut avoir des passions pour être heureux; mais il faut les faire servir à notre bonheur; et il y en a d'autres auxquelles il faut défendre toute entrée dans notre âme. Je ne parle pas des passions qui sont des vices, telles que la haine, la vengeance, la colère. L'ambition, par exemple, est une passion dont je crois qu'il faut défendre son âme, si on veut être heureux : ce n'est pas par la raison qu'elle n'a pas de jouissances, car je crois que cette passion peut en fournir: ce n'est pas parce que l'ambition désire toujours, car c'est assurément un grand bien2; mais parce que de toutes les passions, c'est celle qui met le plus notre bonheur dans la dépendance des autres. Or, moins notre bonheur est dans la dépendance des autres, et plus il nous est aisé d'être heureux.

Ne craignons pas de faire trop de retranchements sur cela; il en dépendra toujours assez. Par cette raison d'indépendance, l'amour de l'étude est de toutes les passions celle qui contribue le plus à notre bonheur.

1. Cette lettre est adressée à Wesel, où se trouvait Maupertuis, en route pour la Prusse. Quelques jours après son avènement au trône, Frédéric avait invité Maupertuis à se rendre à Berlin: d'avance, il lui confiait le soin d'animer et de diriger l'Académie de cette ville. « Venez, lui disait-il, venez enter sur ce sauvageon la greffe des sciences, afin qu'il fleurisse. (Lettre de Juin, 1710.)

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2. L'auteur ne parle ainsi que parce qu'il regarde les désirs des passions (de celles qui ne sont pas des vices) comme utile élément d'activité, et comme pouFant servir au bonheur, à la condition d'être plus ou moins contenus, dirigés, disciplinés.

3. Notre bonheur en dépendra toujours assez.

Dans l'amour de l'étude se trouve enfermée une passion dont une âme élevée n'est jamais exempte, l'amour de la gloire. Il n'y a même que cette manière d'en acquérir pour la moitié du monde 1, et c'est cette moitié justement à qui l'éducation en ôte les moyens et en rend le goût impossible.

Il est certain que l'amour de l'étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu'à celui des femmes. Les hommes ont une infinité de ressources qui manquent entièrement aux femmes; ils ont bien d'autres moyens d'arriver à la gloire, et il est sûr que l'ambition de rendre ses talents utiles à son pays et de servir ses concitoyens, soit par son habileté dans l'art de la guerre, ou par ses talents pour le gouvernement ou les négociations, est fort au-dessus de celle qu'on se peut proposer par l'étude. Mais les femmes sont exclues par leur état de toute espèce de gloire; et quand par hasard il s'en trouve quelqu'une née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l'étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état.

L'amour de la gloire, qui est la source de tant de plaisirs pour l'âme, et de tant d'efforts, en tout genre, qui contribuent au bonheur, à l'instruction et à la perfection de la société, est entièrement fondé sur l'illusion. Rien n'est si aisé que de faire disparaître le fantôme après lequel courent toutes les âmes élevées mais qu'il y aurait à perdre pour elles et pour les autres! Je sais qu'il est quelque réalité, dans l'amour de la gloire, dont on peut jouir de son vivant: mais il n'y a guère de héros, en quelque genre que ce soit, qui voulut se détacher entièrement des applaudissements de la postérité, dont on attend même plus de justice que de ses contemporains. On ne s'avoue pas toujours le désir vague de faire parler de soi quand on ne sera plus; mais il est toujours au fond de notre cœur. La philosophie voudrait en faire sentir la vanité; mais le sentiment prend le dessus; et ce

1. On voit aussitôt après qu'elle veut parler des femmes.

plaisir n'est point une illusion; il nous prouve qu'il y a un bien réel à jouir de notre réputation future. Si le présent était notre unique bien, nos plaisirs seraient plus bornés qu'ils ne sont. Nous sommes heureux dans le moment présent, non seulement par nos jouissances actuelles, mais par nos espérances, par nos réminiscences. Le présent s'enrichit du passé et de l'avenir. Qui travaillerait pour ses enfants, pour la grandeur de sa maison, si on ne jouissait pas de l'avenir? Nous avons beau faire, l'amour propre est toujours le mobile plus ou moins caché de nos actions: c'est le vent qui enfle les voiles et sans lequel le vaisseau n'irait pas.

Réflexions sur le bonheur1.

1. Publiées en 1796 dans un volume intitulé Opuscules philosophiques et littéraires. Cet écrit de Me Du Châtelet a été reproduit dans un recueil de sa correspondance avec le comte d'Argental, publié en 1806.

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