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c'est le temps de votre retour. Nous avons employé celui de votre absence à rendre les gens qui habitent Cirey dignes de vous; car on ne perd point l'espérance de vous y voir un jour.

Nous sommes devenus tout à fait philosophes. Mon compagnon de solitude a fait une Introduction à la Philosophie de M. Newton', qu'il m'adresse, et dont je vous envoie le frontispice. Je crois que vous trouverez les vers dignes du savant dont ils parlent et du poète qui les a faits. Vous trouverez cela presque imprimé à votre retour. Si vous aviez été dans ce monde, on vous eût demandé des conseils. Il y a longtemps que vous avez envie de faire un philosophe du premier de nos poètes, et vous y êtes parvenu, car vos conseils n'ont pas peu contribué à le déterminer à se livrer à l'envie qu'il a de connaître. Pour moi, vous savez à peu près la dose dont je suis capable en fait de physique et de mathématiques. Je conserve un grand avantage sur les plus grands philosophes, celui de vous avoir eu pour maître. Je suis encore plus glorieuse de voir que vous ne m'avez point oubliée. Je vous prie de continuer à me donner de vos nouvelles, car les descriptions de votre dernière lettre me donnent de l'inquiétude sur votre santé. Vous devez à mon amitié pour vous la justice d'être persuadé que personne n'y prend un intérêt plus véritable que moi. Le philosophe de Cirey, qui est une des per

1. Animé par l'exemple de M Du Châtelet, Voltaire, qui menait de front les travaux les plus divers, s'était épris, lui aussi, de physique, et venait d'achever une exposition de la philosophie de Newton : cet ouvrage parut en 1738.

2. Ce frontispice est l'Epitre à Ma Du Châtelet, où les grandes découvertes de Newton sont célébrées en beaux vers. En finissant, le poète s'écrie:

Que ces objets son beaux! que notre âme épurée

Vole à ces vérités dont elle est éclairée!
Oui, dans le sein de Dien, loin de ce corps mortel,
L'esprit semble écouter la voix de l'Eternel.

Vous à qui cette voix se fait si bien entendre,
Comment avez-vons pu, dans un âge encor tendre,
Malgré les vains plaisirs, ces écneils des beaux jours,
Prendre un vol si hardí, suivre un si vaste cours,
Marcher après Newton dans cette route obscure
Du labyrinthe immense où se perd la nature?
Puissé-je, auprès de vous, dans ce temple écarté,
Aux regards des Français montrer la vérité !
Etc.

sonnes du monde qui vous admire, qui vous aime et qui vous désire le plus, me charge de vous dire tout cela de sa part.

L'Épitre en vers est sa lettre. Répondez-moi promptement, ou plutôt venez nous dire vous-même des nouvelles de la forme de la terre, et surtout des vôtres. Vous verrez par les vers pour quelle ellipsoïde nous tenons; c'est à vous d'y conformer vos observations, car il serait dur de sacrifier les deux vers:

Terre, change de forme, et que la pesanteur,
Abaissant tes côtés, soulève l'équateur.

Il vous est bien plus aisé de changer la forme de la terre. Laissez, je vous en supplie, dans les changements que vous y ferez, Cirey comme il est, et surtout, n'oubliez jamais combien on vous y aime.

Au même1.

Cirey, 11 décembre 1737.

J'attendais, Monsieur, le reste de votre lettre pour vous écrire, mais je l'ai attendu en vain; je me flatte que vous me l'enverrez quelque jour. Celle que j'ai reçue finit par mais..., et vous devez être bien sûr que je ne veux rien perdre de tout ce qui vient de

vous.

Je me suis bien doutée que je ne vous verrais point cet automne; je m'étais dit toutes vos raisons, tous les empêchements qui s'opposaient à mes souhaits; mais, enfin, vous êtes débarrassé d'une partie des soins qui vous retenaient; et, si vous aviez encore pour moi la même amitié, si vous vous souveniez de tout ce que vous m'avez promis quand je partis de Paris, je pourrais espérer de vous voir.

Tout le monde me parle de vos succès et de la façon dont

1. Maupertuis était de retour à Paris depuis le mois d'août 1737.

vous en avez instruit l'Académie et le public1, et je puis vous dire, du milieu de mes montagnes :

Huc quoque Cæsarei pervenit fama triumphi,

Languida quo fessi vix venit aura Noti 2.

Mais quelque doux qu'il soit pour moi d'entendre tout le monde chanter vos louanges, et vous rendre le tribut d'admiration que je vous ai payé depuis que je vous connais, j'avoue qu'il le serait encore davantage d'apprendre vos succès par vous-même. Vous devriez envoyer votre Mémoire à Cirey, où peut-être on en est digne, et il est dur d'attendre l'impression. M. de Voltaire, qui vous aime et vous estime plus que personne, me charge de vous en supplier. Il vous aurait envoyé les Éléments de la Philosophie de Newton, pour les soumettre, à ce qu'il dit, au jugement de son maître, avant de les livrer à l'impression, si vous aviez été à Paris. Il a changé les deux vers que vous aviez si fortement critiqués, et il a mis à leur place:

Change de forme, ô terre! et que ta pesanteur,
Augmentant sous le pôle, élève l'équateur3.

S'ils ne sont pas si beaux, du moins ils sont plus justes.

1. Maupertuis venait de faire connaître les résultats de son voyage par son Discours, lu le 13 novembre 1737 à l'assemblée publique de l'Académie royale des sciences, sur la mesure de la terre au cercle polaire.

2. « Le bruit du triomphe de César est parvenu jusque dans ces lieux où arrive à peine le souffle languissant du Notus épuisé. (OVIDE, Ex Ponto, II, 1.)

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Le père de Madame Du Châtelet, le baron de Breteuil, lui avait fait apprendre le latin, qu'elle possédait comme madame Dacier: elle savait par cœur les plus beaux endroits d'Horace, de Virgile et de Lucrèce. Tous les ouvrages philosophiques de Cicéron lui étaient familiers. Son goût dominant était pour les mathématiques et pour la métaphysique. On a rarement uni tant de justesse d'esprit et plus de goût avec plus d'ardeur de s'instruire; elle n'aimait pas moins le monde et tous les amusements de son âge et de son sexe. » (VOLTAIRE.) « Au-dessus de la glace de la cheminée de la galerie, dit Mme de Graffigny dans une de ses lettres écrites de Cirey, on voit le portrait de M Du Châtelet avec tous ses attributs des livres, un compas, un perroquet, des pompons, de la musique, des diamants et des instruments de mathématiques. » (II° Lettre à M. Devaux.) 3. La leçon que Voltaire adopta définitivement pour ce vers, est celle-ci :

:

Terre, change de forme, et que la pesanteur,

Eu abaissaut le póle, élève l'équateur.

Si on pouvait espérer de vous attirer à Cirey, on vous dirait que vous y trouverez un assez beau cabinet de physique, des télescopes, des quarts de cercle, des montagnes, de dessus lesquelles on jouit d'un vaste horizon; un théâtre, une troupe comique et une troupe tragique. Nous vous jouerions Alzire, ou l'Enfant prodigue, car on ne joue à Cirey que les pièces qui y ont été faites; c'est un des statuts de la troupe.

Mais je vois bien que nous ne vous verrons point; souvenezvous du moins sur votre Thabor1, souvenez-vous de l'entrée que j'y fis, faites mes compliments au supérieur, que je serais charmée de retrouver; buvez à ma santé au réfectoire, et, dans quelque lieu que vous soyiez, souvenez-vous toujours qu'il n'y a aucun endroit sur la terre ou mème ailleurs où vous soyez plus aimé et plus désiré qu'à Cirey.

Nous avons des berlines et des chaises de poste à Paris qui attendent vos ordres. M. Du Châtelet veut que je le nomme et que je vous dise le plaisir qu'il aurait de vous voir. Je ne sais si vous savez que le grand abbé Du Resnel2 est venu me voir de son abbaye3, parce qu'elle n'était qu'à quarante lieues d'ici; je l'ai trouvé d'une société fort douce et fort aimable; il vous dira combien nous vous avons désiré.

Au prince royal de Prusse.

Cirey, 26 août 1738.

Je viens de recevoir la galanterie charmante de Votre Altesse Royale, et je m'en sers pour lui en marquer ma reconnaissance.

1. Le Mont-Valérien. V. plus haut, p. 322, n. 2.

2. Membre de l'Académie française et de celle des Inscriptions; traducteur en vers de l'Essai sur la critique et de l'Essai sur l'homme, de Pope.

3. L'abbaye de Septfontaines, ordre de Prémontré, diocèse de Langres. 4. Une magnifique écritoire d'ambre, que le prince de Prusse avait envoyée à Ma Du Châtelet avec des vers à sa louange. V. les Lettres de M de Graffigny; II lettre écrite de Cirey à M. Devaux, lecteur du roi Stanislas.

Si vous aviez pu, Monseigneur, m'envoyer votre génie, je pourrais me flatter de répondre aux vers dont vous avez accompagné ce joli présent digne de V. A. R.; mais je suis obligée de ne lui envoyer que de la vile prose pour toutes les bontés dont elle m'honore. J'ai su par Thieriot' que vous désiriez un ouvrage très imparfait, et très indigne de vous être présenté, que Messieurs de l'Académie des sciences ont traité avec trop d'indulgence; je prendrai donc la liberté de l'envoyer à V. A. R. Mais le paquet est si gros et le mémoire si long, qu'il me faut un ordre positif de votre part. Je crains bien, quand vous me l'aurez donné, que V. A. R. ne s'en repente, et qu'elle ne perde la bonne opinion dont elle m'honore, et dont je fais assurément plus de cas que du prix de toutes les Académies de l'Europe. J'espère que cette lecture l'engagera à m'éclairer de ses lumières. Je sais, Monseigneur, que votre génie s'étend à tout, et je me flatte bien, pour l'honneur de la physique, qu'elle tient un petit coin dans votre immensité. L'étude de la nature est digne d'occuper un loisir que vous devrez un jour au bonheur des hommes, et que vous pouvez à présent employer à leur instruction.

A M. le comte Algarotti 3.

Bruxelles, 10 mars 1740.

Je retrouve, Monsieur, votre ancienne amitié pour moi dans votre lettre, et assurément j'y suis infiniment sensible. Je crois en avoir l'obligation au prince royal de Prusse qui m'a rappelée dans votre souvenir, et il ne pourra jamais me faire de faveur

1. Ami de jeunesse de Voltaire, son agent d'affaires à Paris.

2. Une dissertation Sur la nature et la propagation du feu, par laquelle Mm Du Châtelet venait de concourir pour un prix de l'Académie des sciences. L'Académie, en décernant à d'autres le prix, avait jugé le travail de cette dame digne d'être inséré dans les Mémoires de la Compagnie.

3. V. plus haut, p. 322, n. 3.

4. Un procès relatif aux biens qu'elle possédait dans les Pays-Bas avait appelé M Du Châtelet dans cette ville.

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