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MADAME DU CHATELET

(1706-1749)

Voici, parmi les femmes célèbres de notre xvi siècle, un des noms les plus en vue. Ce nom, il est vrai, doit la plus grande et la plus solide part de sa célébrité à des études qui nous échappent, à des productions d'un tout autre ordre que celles où nous allons puiser la matière de ce recueil. Les sciences ont gardé fidèlement la mémoire de ce viril esprit de femme, pour qui les hautes mathématiques n'eurent point de secrets, et qui, par son zèle à répandre les principes de Newton, contribua pour sa part à renouveler. à cette grande école, la philosophie de la nature. Mais les lettres aussi doivent à Mme Du Châtelet un reconnaissant souvenir.

En 1734, Voltaire poursuivi pour les hardies nouveautés de ses Lettres philosophiques (ou Lettres anglaises), menacé d'une lettre de cachet et d'un nouveau séjour à la Bastille, trouva fort à propos un asile chez le marquis Du Châtelet, noble lorrain, au château de Cirey (Haute-Marne), demeure favorite de la marquise, qui allait y abriter, loin du tumulte de Paris, ses recherches et ses méditations scientifiques. Le danger passé, l'accueil qu'il y avait reçu, l'y rappela bientôt. Pendant seize ans, il fit, chaque année, à Cirey de ' longs séjours, dont l'ensemble forme la période la mieux occupée, la plus glorieusement féconde de sa longue carrière. Mme Du Chatelet, confidente de ses travaux, s'y intéressait en amie éclairée, et veillait avec la plus utile sollicitude sur ce génie, dont elle admirait la puissance et l'éclat, mais dont elle connaissait et redoutait la susceptibilité inquiète, l'humeur ardente et mobile. Par ses avis, ses conseils, elle le portait, l'animait à des entreprises dignes de lui, aux œuvres sérieuses et de longue haleine, le détournait de se dépenser en opuscules de circonstance ou de combat, de se déchaîner, comme il aimait trop à le faire, en inutiles représailles contre d'obscurs adversaires, dont il aurait dù négliger les attaques, dé

daigner les haines. C'est de ces années, les plus paisibles, les plus recueillies qu'il ait vécues, que sortirent les mieux inspirées et les plus achevées de ses œuvres poétiques, telles que Mérope, Alzire, les Discours sur l'homme, l'Epitre sur la philosophie de Newton, etc. Son chef-d'œuvre d'historien, le Siècle de Louis XIV, fut écrit presque en entier, l'Essai sur les mœurs fut commencé dans la solitude de Cirey. Ce mot ne donne pas une idée exacte de la vie qu'on menait dans cette élégante et hospitalière demeure. L'amitié en ouvrait la porte à des visiteurs de choix, qu'on pouvait recevoir et fêter sans contrainte et sans perte de temps. Après de longues heures de travail, Voltaire pouvait se livrer à toute sa verve dans de gais entretiens, dans de brillants soupers, après lesquels on essayait devant lui, sur le petit théâtre du château, ses œuvres de poète tragique, ou comique, à peine écloses. Si éprise qu'elle fût de physique ou d'algèbre, la maîtresse du lieu n'était pas du tout la Philaminte ou l'Armande1 que de tels goûts feraient supposer. Quand elle avait fermé son encrier, rangé ses cahiers et ses instruments, la savante élève de Maupertuis et de Clairaut redevenait femme, et se prêtait, se livrait même, avec la grâce et l'entrain d'une nature aimable et vive, aux devoirs et aux plaisirs du monde : heureuse même, si l'habitude de si graves travaux et de si hautes spéculations l'avait rendue moins sensible à ses enchantements, moins accessible à ses ivresses!...

Voltaire n'a pas tout dit, mais il n'a rien dit que de vrai dans cet éloge de Mmo Du Châtelet mis en tête de la Traduction des principes mathématiques de Newton (édition posthume de cet ouvrage de la marquise).

«............. Elle joignait à ce goût pour la gloire une simplicité qui ne l'accompagne pas toujours, mais qui est souvent le fruit des études sérieuses. Jamais femme ne fut si savante qu'elle, et jamais personne ne mérita moins qu'on dit d'elle : C'est une femme savante. On ne la vit point rassembler de ces cercles où il se fait une guerre d'esprit, où l'on établit une espèce de tribunal, où l'on juge son siècle, par lequel, en récompense, on est jugé très sévèrement. Elle a vécu longtemps dans des sociétés où l'on ignorait ce qu'elle était, et elle

1. Personnages des Femmes savantes.

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ne prenait pas garde à cette ignorance... Née avec une éloquence singulière, cette éloquence ne se manifestait que quand elle avait des objets dignes d'elle ces lettres où il ne s'agit que de montrer de l'esprit, ces petites finesses, ces tours délicats que l'on donne à des pensées ordinaires, n'entraient pas dans l'immensité de ses talents. Le mot propre, la précision, la justesse et la force étaient les caractères de son éloquence. Elle eût plutôt écrit comme Pascal et Nicole que comme Mme de Sévigné mais cette fermeté sévère et cette trempe de son esprit ne la rendaient pas inaccessible aux beautés de sentiment. Les charmes de la poésie et de l'éloquence la pénétraient, et jamais oreille ne fut plus sensible à l'harmonie. Elle savait par cœur les meilleurs vers et ne pouvait souffrir les médiocres... Parmi tant de travaux, qui croirait qu'elle trouva du temps, non seulement pour remplir tous les devoirs de la société, mais pour en rechercher avec avidité tous les amusements? Elle se donnait au plus grand monde comme à l'étude. Tout ce qui occupe la société était de son ressort, hors la médisance 2. Jamais on ne l'a vue relever un ridicule. Elle n'avait ni le temps, ni la volonté de s'en apercevoir, et quand on lui disait que quelque personne ne lui avait pas rendu justice, elle répondait qu'elle voulait l'ignorer. »

A M. de Maupertuis 3.

Cirey, été de 1735.

Je n'ai point reçu la première lettre dont vous me parlez, mais je n'en suis pas moins coupable de n'avoir pas répondu plus tôt

1. Elle parle comme un ange... Elle m'a raconté aujourd'hui l'affaire de son procès... Cette petite conversation a duré plus d'une heure et demie, et, chose singulière, c'est qu'elle ne m'a point ennuyée; mais c'est assez naturel elle parle si bien, que l'ennui n'a pas le temps de prendre audience.» (Lettres écrites de Cirey par Ma de Graffigny, 4 et 6 décembre 1738.)

2. Maupertuis écrivait au lendemain de sa mort : « La société perd une femme d'une figure noble et agréable, et qui mérite d'autant plus d'ètre regrettée, qu'avec beaucoup d'esprit, elle n'en faisait aucun mauvais usage. Ni tracasserie, ni méchanceté caractère de femme d'un prix infini, surtout aujourd'hui. Quelle merveille, d'ailleurs, d'avoir su allier les qualités aimables de son sexe avec les connaissances sublimes que nous croyons uniquement faites pour le nôtre ! Ce phénomène surprenant rendra sa mémoire éternellement respectable... » 3. Géomètre et astronome; membre de l'Académie des sciences à vingt

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à la vôtre, ou plutôt de ne l'avoir pas prévenue. Mais je n'étais pas digne de vous écrire : je passe ma vie avec des maçons, des charpentiers, des cardeurs de laine, des tailleurs de pierre1; je ne pense plus. Je ne suis pas digne de vous écrire aujourd'hui; mais je n'ai pas le pouvoir de m'en empêcher. Il faut absolument que je vous dise combien je vous regrette dans ma solitude, et combien j'y regrette peu le reste de Paris. Si je n'étais pas ici, je voudrais être au Mont-Valérien. Pourquoi ne dites-vous pas, du moins si je n'étais pas au Mont-Valérien, je voudrais être à Cirey? Je me garderai bien de demander la préférence sur cette montagne, depuis que vous y avez rassemblé M. Algarotti3 et M. l'abbé Franchini. Buvez à ma santé ensemble avec mon bon ami M. Renalo. Dites: si elle était à Paris, elle viendrait nous voir à pied ou à cheval, par la pluie, par le soleil. Mats songez-vous que l'automne ne se passera pas avant que j'aie ic deux de vos sages? Au moins, ils me le font espérer; mais vous, vous ne ferez qu'un saut du Mont-Valérien au pôle : vous quitterez la Grande-Ourse pour la Petite-Ourse. Vous ne m'aimez que quand vous ne me voyez point. Voltaire est ici, plus votre admirateur que jamais, et digne d'être votre ami. Si je puis vous rassembler, je m'estimerai bien plus heureuse que la reine Christine. Elle quitta son royaume pour courir après de pré

cinq ans; fut envoyé au pôle Nord, en 1736, par le ministre Maurepas, avec d'autres savants, pour déterminer la figure de la terre. Frédéric II l'attira en Prusse (1710), et le nomma président de l'Académie de Berlin. - M Du Châtelet devait une bonne part de son instruction scientifique aux leçons de Maupertuis. 1. Elle faisait alors remettre à neuf son château de Cirey.

2. Maupertuis s'était retiré au Mont-Valérien (près Saint-Cloud) occupé par un couvent, pour travailler avec plus de tranquillité.

3. Italien, à la fois très instruit dans les sciences et dans les lettres, né à Venise. Algarotti rendit visite à la châtelaine de Cirey peu de temps après cette lettre. Voltaire écrivait à Thieriot le 3 novembre 1735 : « Nous avons ici le mar quis Algarotti, jeune homme qui sait les langues et les mœurs de tous les pays, qui fait des vers comme l'Arioste, et qui sait son Locke et son Newton; il nous lit des dialogues qu'il a faits sur des parties intéressantes de la philosophie. Algarotti fut, lui aussi, un zélé propagateur de la philosophie de Newton; il a écrit: Il Neutonianismo per le dame.

4. Chargé d'affaires du grand-duc de Toscane en France, de 1723 à 1711. 5. Maupertuis se préparait à sa grande expédition scientifique.

tendus savants 1, et ce sera dans le mien que je rassemblerai ce qu'elle aurait été chercher bien plus loin que Rome. Vous savez qu'il n'y a que le premier pas qui coûte à l'amour-propre puisque j'ai osé vous écrire du milieu de mes maçons, vous pouvez compter sur mon exactitude. Ne me punissez point de ma timidité, donnez-moi de vos nouvelles, et soyez bien sûr que Madame de Lauraguais, Madame de Saint-Pierre, ni toutes les duchesses du monde n'auront jamais pour vous une amitié plus tendre que Madame de Cirey.

Au même.

Cirey, 1er octobre 1736.

Est-il possible qu'il faille encore vous écrire au pôle 2? Je ne croyais pas qu'il pût être de ces passions que la jouissance augmente. J'ai été charmée de recevoir de vos nouvelles. On avait mis dans les gazettes que vous courriez risque d'être mangé des mouches; j'ai été bien aise d'apprendre qu'elles vous ont respecté (c'est peut-être à la protection de M. de Réaumur3 que vous en êtes redevable), car il n'y a pas d'apparence qu'elles sentent autant ce que vous valez que les Laponnes. On dit que toutes les lettres que vous écrivez à Paris sont pleines de leurs éloges : c'est apparemment pour quelqu'une d'elles que votre compagnon m'a quittée. Vous pouvez me le mander sans indiscrétion (il me semble qu'il n'y en peut pas avoir du pôle ici); mais ce que je voudrais bien sérieusement que vous me mandassiez,

1. Après son abdication, Christine de Suède voyagea, recherchant les savants sur son passage, et étonnant le monde par ses singularités. Elle se fixa à Rome, et y mourut en 1689. - V. plus haut, p. 121 et 135.

2. Maupertuis était parti pour le Nord depuis le mois d'avril de cette année. 3. Allusion aux intéressantes observations de ce célèbre physicien et naturaliste sur les abeilles et autres insectes.

4. Cette plaisanterie s'applique sans doute au géomètre Clairaut, autre maitre de Me Du Châtelet, qui avait suivi Maupertuis en Laponie, où leur séjour se prolongeait.

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