Page images
PDF
EPUB

sans doute en niant les talents qu'elle me supposait, et, à ce qu'il me semble, pas tout à fait si mal que je l'aurais dû.

Cette scène ridicule fut à peu près répétée dans d'autres salons où elle me mena. Je vis donc que j'allais être promenée comme un singe, ou quelque autre animal qui fait des tours à la Foire. J'aurais voulu que la terre m'engloutit, plutôt que de continuer à jouer un pareil personnage. J'ai peut-être à me reprocher d'avoir été si choquée des scènes où je me voyais exposée, que j'en aie moins senti ce que je devais au motif de tant de bizarres démarches, qui n'était autre qu'un désir immodéré de me faire valoir. Mémoires, éd. Barrière.

Mésaventures d'une femme de chambre1

Je me rendis à Sceaux... Je fus étrangement surprise en voyant la demeure qui m'était destinée. C'était un entresol si bas et si sombre, que j'y marchais pliée et à tâtons; on ne pouvait y respirer, faute d'air, ni s'y chauffer, faute de cheminée. Ce logement me parut si insoutenable, que j'en voulus faire quelque représentation à M. de Malézieux. Il ne m'écouta pas. A toutes les prévenances qu'il m'avait faites, à toute l'estime qu'il m'avait témoignée succédèrent les dédains qu'on a pour la valetaille. Je ne m'y exposai plus. Tous ceux qui m'avaient recherchée dans la maison, m'abandonnèrent de même, dès que j'y fus mise à si bas prix.

J'entrai en fonction. On me donna pour mon partage ce qui s'appelle, en termes de l'art, les chemises à bâtir. Je me trouvai fort embarrassée. Je n'avais jamais fait que les petits ouvrages

1. Lasse du patronage aussi stérile que bruyant de la maréchale de La Ferté, M. Delaunay s'était confiée à celui de M. de Malézieux, qui se faisait fort da lui obtenir un emploi digne de son mérite chez la duchesse du Maine. Mais celleci, facile à promettre et oublieuse, se souciait peu de tenir. Après plusieurs mois d'attente, Mile Delaunay s'était vue enfin appelée au palais de Sceaux, mais pour hériter auprès de la princesse d'un emploi de femme de chambre vacant. Elle avait accepté, faute de mieux, cette humble condition.

[ocr errors]

dont on s'amuse dans les couvents, et je n'entendais rien aux autres. Je passai la journée tant à prendre les mesures qu'à exécuter cette grande entreprise; et quand Mme la duchesse du Maine eut mis sa chemise, elle trouva dans le bras ce qui devait être au coude. Elle demanda qui avait fait cette belle opération on répondit que c'était moi. Elle dit sans s'émouvoir que je ne savais pas travailler; et qu'il fallait laisser ce soin à une autre. Je me consolai du mauvais succès par ses suites. Il est pourtant vrai que, de la meilleure foi du monde, j'avais fait tout le mieux qu'il m'avait été possible; mais avec cette bonne volonté je remplissais mal mon ministère. J'ai cent fois admiré la patience avec laquelle cette princesse, quoique peu endurante, supportait mes balourdises.

La première fois que je lui donnai à boire, je versai l'eau sur elle, au lieu de la mettre dans le verre. Le défaut de ma vue entièrement basse, joint au trouble où j'étais toujours en l'approchant, me faisait paraître dépourvue de toute compréhension pour les choses les plus simples. Elle me dit un jour de ìui apporter du rouge et une petite tasse avec de l'eau, qui était sur sa toilette; j'entrai dans sa chambre, où je demeurai éperdue, sans savoir de quel côté tourner. La princesse de Guise y passa par hasard; et surprise de me trouver dans cet égarement «Que faites-vous donc là?» me dit-elle. « Eh! Madame, lui dis-je, du rouge, une tasse, une toilette, je ne vois rien de tout cela. » Touchée de ma désolation, elle me mit en main ce que, sans son secours, j'aurais inutilement cherché.

[ocr errors]

Je dirai encore quelques-unes de mes bévues plus singulières, et qui semblaient tenir de l'imbécillité. Madame la duchesse du Maine, étant à sa toilette, me demanda de la poudre; je pris la boîte par le couvercle: elle tomba, comme de raison, et toute la poudre se répandit sur la toilette et sur la princesse, qui me dit fort doucement : « Quand vous prenez quelque chose, il faut que ce soit par en bas. » Je retins si bien cette leçon, qu'à quelques jours de là, m'ayant demandé sa bourse, je la

pris par le fond, et je fus fort étonnée de voir une centaine de louis, qui étaient dedans, couvrir le parquet : je ne savais plus par où rien prendre.

Je jetai aussi follement un paquet de pierreries que je pris tout au beau milieu. On peut juger avec quel mépris mes compagnes, adroites et stylées, regardaient mes inepties.

Je fis ce que je pus pour gagner leurs bonnes grâces. La bienséance me portait à vivre avec elles; la nécessité m'y contraignait. Le froid commençait à se faire sentir; il n'y avait qu'une garde-robe commune pour se chauffer; je passais donc une partie du jour dans leur entretien. J'y conformai le mien. Je leur disais ce que je croyais leur convenir; mais, soit que je ne rencontrasse pas heureusement, soit que je ne prisse pas assez naturellement leur ton, j'encourus leur aversion. Je n'en avais point pour elles, mais un peu de dégoût; et j'aimai mieux me réduire à supporter le froid que l'inconvénient de leurs humeurs et l'ennui de leur conversation. Je me renfermai donc dans ma spélonque1, et trouvai ma consolation dans la lecture.

Heureuse fortune d'un à-propos.

2

Une aventure à laquelle je ne devais prendre aucun intérêt, me fit sortir inopinément de la profonde obscurité dans laquelle je vivais. Une jeune fille, nommée Mlle Tétar, excita la curiosité du public par un prétendu prodige qui se passait chez elle. Tout le monde y alla. M. de Fontenelle, engagé par M. le duc d'Orléans, fut aussi voir la merveille. On prétendit qu'il n'y avait pas porté des yeux assez philosophes on en murmura; et Mme la duchesse du Maine, qui ne s'avisait guère de m'adresser la parole, me dit : « Vous devriez bien mander à M. de

1. Dans ma caverne. Vieux mot calqué sur le latin. « Ce grand royaume (de France) à cette heure est appelé par elles (les nations étrangères) spélonque de dissolution, et craignent d'en approcher. » (La Nove, Mémoires.)

2. Un accident nerveux, bizarre, inexpliqué, que le charlatanisme exploitait.

Fontenelle tout ce qu'on dit contre lui, sur Mile Tétar1. » Je lui écrivis en effet, sans songer à autre chose qu'à m'attirer une réponse qui put servir à son apologie. Il se trouva le même jour chez le marquis de Lassay, où les gens qui y étaient lui firent plusieurs plaisanteries sur ce sujet; ne les trouvant pas bonnes, il leur dit : « En voici de meilleures; » et leur montra ma lettre. Elle réussit. C'était l'affaire du jour on en prit des copies, et elle courut tout Paris. Je ne m'en doutais pas; et je fus fort étonnée, quelques jours après, qu'étant venu beaucoup de monde à Sceaux pour voir jouer une comédie, chacun parla à Mme la duchesse du Maine de cette lettre. Elle ne se souvenait plus de ce qu'elle m'avait dit, et ne savait de quoi il était question. Elle me demanda si c'était moi qui l'avais écrite : je lui dis que oui. Aussitôt qu'elle m'eût parlé, tout ce qui composait la compagnie vint à moi, et, pour lui faire sa cour, m'accabla de louanges puis retournant à elle, on la félicitait d'avoir quelqu'un dont elle pouvait faire un usage si agréable. Jusque-là pourtant, elle n'y avait pas songé. Elle voulut voir la lettre, et me la demanda. Je n'en avais pas de copie, mais tous ceux qui étaient chez elle l'avaient dans leur poche. Elle la lut, l'approuva, et connut qu'elle pouvait me mettre en œuvre plus qu'elle ne faisait. Je voulus comme les autres avoir ma lettre, et par l'événement j'en fis cas. On y voit que c'est moins l'importance des choses qui en fait le mérite, que l'à-propos. La voilà 3:

Monsieur,

« L'aventure de Mlle Tétar fait moins de bruit, que le témoi»gnage que vous en avez rendu. La diversité des jugements

1. Des amis de M. Delaunay venaient d'appeler sur elle l'attention de Mm du Maine de là cette invitation inattendue de la capricieuse duchesse.

2. Gentilhomme célèbre en son temps par ses aventures guerrières et romanesques, bel esprit, auteur de portraits, maximes, fragments de mémoires, réunis sous le titre de Recueil de différentes choses.

3. Nous dirions aujourd'hui : La voici.

» qu'on en porte, m'oblige à vous en parler. On s'étonne, et >> peut-être avec quelque raison, que le destructeur des oracles', » que celui qui a renversé le trépied des sibylles, se soit mis à » genoux devant le lit de Me Tétar. On a beau dire que les >> charmes, et non le charme, de la demoiselle l'y ont engagé : » ni l'un ni l'autre ne valent rien pour un philosophe. Aussi >> chacun en cause. Quoi! disent les critiques, cet homme qui » a mis dans un si beau jour des supercheries faites à mille » lieues loin, et plus de deux mille ans avant lui, n'a pu dé>> couvrir une ruse tramée sous ses yeux? Les partisans de » l'antiquité, animés d'un vieux ressentiment, viennent à la >> charge Vous verrez, disent-ils, qu'il veut encore mettre » les prodiges nouveaux au-dessus des anciens 2. Enfin les >> plus raffinés prétendent qu'en bon Pyrrhonien, trouvant » tout incertain, vous croyez tout possible. D'un autre côté, les » dévots paraissent fort édifiés des hommages que vous avez >> rendus au diable: ils espèrent que cela pourra aller plus » loin. Les femmes aussi vous savent bon gré du peu de dé>> fiance que vous avez montré contre les artifices du sexe. Pour >> moi, monsieur, je suspens mon jugement jusqu'à ce que je >> sois mieux éclaircie. Je remarque seulement que l'attention » singulière que l'on donne à vos moindres actions, est une >> preuve incontestable de l'estime que le public a pour vous; » et je trouve même dans sa censure quelque chose d'assez flat>>teur pour ne pas craindre que ce soit une indiscrétion de vous » en rendre compte. Si vous voulez payer ma confiance de la » vôtre, je vous promets d'en faire un bon usage.

» J'ai l'honneur d'ètre... >>

1. Fontenelle avait publié en 1686 l'Histoire des oracles, d'après le traité De oraculis Ethnicorum, de Van-Dale, où ce savant Hollandais s'était attaché à demontrer que les oracles des païens étaient uniquement le fruit de l'imposture, et non, comme on l'avait cru longtemps, l'œuvre du démon.

2. Allusion à la Guerre des anciens et des modernes (première période), dans laquelle Fontenelle s'était rangé du côté de Perrault contre Boileau.

3. En bon disciple du philosophe grec Pyrrhon. au iv siècle av. J.-C., l'école sceptique.

C'est ce philosophe qui fonda,

« PreviousContinue »