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de mémoires, d'ailleurs, sont au même degré que ceux-ci de main d'écrivain. Chez cette femme rare par l'esprit et le talent, se rencontre en perfection ce style net, court, aiguisé, preste, et. en dépit d'un certain apprêt, toujours aisé, que l'on voit naître et se répandre dès l'aurore de notre XVIIIe siècle. On reconnaît en elle à première vue un élève de La Motte et de Fontenelle, mais un élève excellent, qui emprunte surtout à ses maîtres leurs qualités, et ne leur prend que très peu de leurs défauts. Dans beaucoup de ses réflexions morales et de ses portraits, d'une rare finesse et justesse d'observation, on surprend et l'on retrouve quelques reflets de La Bruyère, combinés avec une légère veine de Marivaux. « Nul écrivain, dit Sainte-Beuve, ne fournirait autant qu'elle de pensées neuves, vraies, irrécusables, à ajouter au chapitre des Femmes1, de même qu'elle a passé plus de trente ans de sa vie à pratiquer et à commenter le chapitre des Grands1. » Le même critique, après avoir cité ou rappelé quelques récits de ces Mémoires, des plus divertissants dans leur malice et leur gaieté contenues, ajoute : « Dans cet art enjoué de raconter, Mme de Staal est classique. » (Portraits littéraires, t. III, p. 449.)

La duchesse de La Ferté.

COMMENT ELLE POUSSAIT DANS LE MONDE MADEMOISELLE DELAUNAY.

Ma sœur me vint voir, et m'annonça avec de grands transports de joie la fortune qu'elle croyait que j'allais faire. Elle me dit qu'allant à Versailles avec madame la duchesse de La Ferté, elle lui avait conté, le long du chemin, qu'elle avait une sœur cadette qui avait été élevée singulièrement bien dans un couvent de province : elle lui dit que je savais tout ce qui se peut

1. Le chapitre des Femmes est le III des Caractères de La Bruyère, celui des Grands, le IX®.

2. Mile Delaunay, ayant dû quitter son abbaye rouennaise de Saint-Louis, se trouvait depuis quelques jours à Paris, sans savoir ce qu'elle deviendrait. Elle venait de prendre domicile dans un couvent (la Présentation), où l'on voulait bien la recevoir pour une médiocre pension. « Il lui restait précisément de quoi y payer un quartier, au bout duquel elle ne voyait nulle ressource. » C'est là que vient la trouver sa sœur, qui avait une sorte d'emploi de femme de chambre chez la duchesse de La Ferté.

savoir, et lui fit une énumération des sciences qu'elle prétendait que je possédais, dont elle estropiait les noms. Ma sœur, qui ne savait rien, n'avait pas de peine à croire que je savais beaucoup. La duchesse, qui n'en savait pas plus qu'elle, adopta tout, et me crut un prodige : c'était la personne du monde qui s'engouait le plus violemment. Elle arriva à Versailles, l'esprit frappé de cette prétendue merveille, qu'elle débita partout où elle fut, principalement chez Mme de Ventadour sa sœur1, où était le cardinal de Rohan. Elle s'échauffait l'imagination en parlant, et en disait cent fois plus qu'on ne lui en avait dit. On crut qu'il fallait s'assurer d'un si grand trésor. Mme la Dauphine vivait encore. On la croyait grosse; et l'on pensa que si elle accouchait d'une fille, je pourrais contribuer à son éducation. En attendant, on décida qu'il fallait me mettre à Jouarre, auprès de mesdemoiselles de Rohan, qui y étaient toutes trois, pour en faire autant de chefs-d'œuvre.

Ma sœur, après m'avoir fait ce récit, me dit qu'il était absolument nécessaire que j'allasse faire mes remerciements, et me montrer à sa maîtresse; qu'elle devait retourner ce jour-là à Versailles; qu'après lui avoir fait ma révérence, je reviendrais sur le champ. Je n'avais point d'habit honnête pour me présenter; j'en empruntai un d'une pensionnaire du couvent pour deux ou trois heures; et après que ma sœur m'eût un peu ajustée, je m'en allai avec elle. Nous arrivâmes chez la duchesse à son réveil. Elle fut ravie de me voir, me trouva charmante. Elle n'avait garde, au fort de la prévention, d'en juger autrement. Après quelques mots qu'elle me dit, quelques réponses fort simples et peut-être assez plates que je lui fis: « Vraiment, ditelle, elle parle à ravir: la voilà tout à propos pour m'écrire une lettre à M. Desmarets", que je veux qu'il ait tout à l'heure.

1. V. plus loin, p. 283.

2. Armand Gaston de Rohan, cardinal de Soubise, grand aumônier de France. 3. Nièces du cardinal.

4. Nicolas Desmarets, contrôleur général des finances, de 1708 à 1715.

Tenez, mademoiselle, on va vous donner du papier; vous n'avez qu'à écrire. » « Eh quoi, madame, » lui répondis-je fort embarrassée? — « Vous tournerez cela comme vous voudrez, reprit-elle, il faut que cela soit bien; je veux qu'il m'accorde ce que je lui demande. >> << Mais, madame, repris-je, encore il faudrait savoir ce que vous lui voulez dire. » — « Eh! non, vous entendez. » Je n'entendais rien du tout; j'avais beau insister, je ne pouvais la faire expliquer. Enfin rejoignant les propos décousus qu'elle lâcha, je compris à peu près de quoi il s'agissait. Je n'en étais guère plus avancée, car je ne savais point les usages et le cérémonial des gens titrés; et je voyais bien qu'elle ne distinguerait pas une faute d'ignorance d'une faute de bon sens. Je pris pourtant ce papier qu'on me présenta, et je me mis à écrire, pendant qu'elle se levait, sans savoir comment je m'y prendrais; et écrivant toujours au hasard, je finis cette lettre, que je lui fus présenter, fort incertaine du succès. « Eh bien, s'écria-t-elle, voilà justement tout ce que je lui voulais mander. Mais cela est admirable, qu'elle ait si bien pris ma pensée. Henriette, votre sœur est étonnante. Oh! puisqu'elle écrit si bien, il faut qu'elle écrive encore une lettre pour mon homme d'affaires; cela sera fait pendant que je m'habille. » Il ne fallut point la questionner cette fois là, sur ce qu'elle voulait mander. Elle répandit un torrent de paroles, que toute l'attention que j'y donnais ne pouvait suivre; et je me trouvai encore plus embarrassée à cette seconde épreuve. Elle avait nommé son procureur et son avocat, qui entraient pour beaucoup dans cette lettre; ils m'étaient tout à fait inconnus, et malheureusement je pris leurs noms l'un pour l'autre. « L'affaire est bien expliquée, me dit-elle, après avoir lu la lettre mais je ne comprends pas qu'une fille qui a autant d'esprit que vous en avez, puisse donner à mon avocat le nom de mon procureur. » Elle découvrit par là les bornes de mon génie. Heureusement je n'en perdis pas totalement son estime.

Pendant que j'avais fait toutes ces dépêches, elle avait fini sa

toilette, et ne songea plus qu'à partir pour Versailles. Je la suivis jusqu'à son carrosse, et lorsqu'elle y fut montée, et que ma sœur qu'elle menait eut pris sa place, au moment qu'on allait fermer la portière, et que je commençais à respirer: « Je pense, dit-elle à ina sœur, que je ferai bien de la mener tout à l'heure avec moi. Montez, montez, mademoiselle, je veux vous faire voir à Mme de Ventadour.» Je demeurai pétrifiée à cette proposition; mais, surtout, ce qui me glaça le cœur, fut cet habit emprunté pour deux heures, avec lequel je craignis qu'on ne me fit faire le tour du monde; et il ne s'en fallut guère. Mais, malgré ces considérations, il n'y avait pas moyen de reculer: je n'étais plus au temps d'avoir une volonté, ni de résister à celle des autres. Je montai donc le cœur serré; elle ne s'en aperçut pas, et parla tout le long du chemin. Elle disait cent choses à la fois, qui n'avaient nul rapport l'une à l'autre, Cependant, il y avait tant de vivacité, de naturel et de grâce dans sa conversation, qu'on l'écoutait avec un extrême plaisir. Après m'avoir fait plusieurs questions, dont elle n'avait pas attendu la réponse : « Sans doute, me dit-elle, puisque vous savez tant de choses, vous savez faire des points' pour tirer l'horoscope; c'est tout ce que j'aime au monde. » Je lui dis que je n'avais pas la moindre idée de cette science. «Mais à quoi bon, reprit-elle, en avoir appris tant d'autres qui ne servent à rien? » Je l'assurai que je n'en avais appris aucune; mais elle ne m'écoutait déjà plus, et se mit à faire l'éloge de la géomancie, chiromancie, etc., me dit toutes les prédictions qu'on lui avait faites, dont elle attendait encore l'événement; me raconta à ce sujet plusieurs histoires mémorables, enfin son rêve de la nuit précédente, quantité d'autres aussi remarquables, qui devaient avoir tôt ou tard leur effet. J'écoutai le tout avec beaucoup de soumission et peu de foi. Enfin nous arrivâmes: elle

1. Faire des points: Prendre des mesures astronomiquement comme on dit. dans la langue de la marine, Faire le point d'un bâtiment; déterminer à quel degré de latitude ou de longitude il se trouve.

nous dit, à ma sœur et à moi, d'aller à son appartement, et qu'ensuite nous irions la trouver chez Mme de Ventadour...

Je trouvai chez cette sœur de la duchesse de La Ferté, une personne d'un caractère tout différent du sien. La douceur et la sérénité peintes sur son visage annonçaient le calme de son esprit et l'égalité de son âme. Elle me reçut avec toute sorte de bonté et de politesse; me parla de ma mère, qui avait été gouvernante de sa fille; de l'estime qu'elle avait pour elle; du bien qu'elle avait ouï dire de moi; enfin du désir de me placer convenablement. Ensuite on me fit voir M. le duc de Bretagne1, qui vivait encore, et le Roi, qui ne faisait presque que de naître. On dit qu'il fallait aussi me faire voir les beautés de Versailles; et l'on me traîna partout. Je pensai expirer de lassitude.

Mme la duchesse de La Ferté avait déjà tant parlé de moi, qu'on m'observait comme un objet de curiosité, et mille gens venaient me regarder, m'examiner, m'interroger. Elle voulut encore, pour achever ma journée, que je fusse au souper du Roi; et après m'avoir démêlée dans la foule, elle me fit remarquer à M. le duc de Bourgogne, qu'elle entretint, pendant une partie du souper, de mes talents et de mon savoir prétendu. Elle ne s'en tint pas là. Le lendemain, étant allée chez la duchesse de Noailles, elle me manda d'y venir: j'arrive. « Voilà, dit-elle, madame, cette personne dont je vous ai entretenue, qui a un si grand esprit, qui sait tant de choses. Allons, mademoiselle, parlez. Madame, vous allez voir comme elle parle. » Elle vit que j'hésitais à répondre, et pensa qu'il fallait m'aider, comme une chanteuse qui prélude, à qui l'on indique l'air qu'on désire d'entendre. << Parlez un peu de religion, me dit-elle; vous direz ensuite autre chose.» Je fus si confondue, que cela ne se peut représenter, et que je ne puis mème me souvenir comment je m'en tirai. Ce fut

1. Ma de Ventadour était gouvernante des enfants du duc de Bourgogne. 2. Le prince qui devait être Louis XV naquit le 15 février 1710 c'est donc à l'été ou à l'automne de cette année que se reportaient les souvenirs de Me Delaunay pour ce plaisant récit. Elle avait, à cette date, vingt-six ans.

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