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mettent dans la nécessité de leur conseiller, non pas ce qui est le meilleur, mais ce qui a le moins d'inconvénients, et ils nous forcent à croire qu'il vaut mieux occuper leur cœur et leur courage d'ambition et d'honneurs, que de hasarder que la débauche s'en empare.

Quel danger, Monseigneur, pour l'amour-propre, que des louanges qui viennent de vous! Je les tournerai en préceptes; elles m'apprennent ce que je dois être pour mériter une estime qui serait la récompense des plus grandes vertus.

Nous sommes ici dans une société très unie sur la sorte d'admiration que nous avons pour vous. Combien de fois, dans nos projets de plaisirs, nous sommes-nous promis de vous aller porter nos respects! Pour moi, je n'aurais pas de plus grande joie que de pouvoir vous assurer moi-même à quel point je suis...

Au Père Buffier1.

(SUR LA QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES)

... Les querelles d'érudition vont toujours plus loin qu'il ne faut; l'esprit seul devrait être de la partie, sans intéresser l'âme et y mêler de la passion. Il y a assez longtemps que les intéressés sont sur la scène : il y a toujours à perdre dans des querelles ainsi poussées. J'aime M. de La Motte et j'estime infiniment Mme Dacier. Notre sexe lui doit beaucoup elle a protesté contre l'erreur commune qui nous condamne à l'ignorance. Les hommes, autant par dédain que par supériorité, nous out interdit tout savoir: Mmo Dacier est une autorité qui prouve que les femmes en sont capables. Elle a associé l'érudition et les bienséances; car, à présent, on a déplacé la pudeur; la honte

réserves au sujet de la part que M. de Lambert faisait à l'ambition dans ses conseils.

1. Savant jésuite.

2. V. plus loin, M Dacier, Notice.

n'est plus pour les vices, et les femmes ne rougissent plus que de leur savoir. Enfin, elle a mis en liberté l'esprit, qu'on tenait captif sous ce préjugé, et elle seule nous maintient dans nos droits. Par reconnaissance pour l'une, par amitié pour l'autre1, voyons si nous ne pouvons pas les rapprocher. Le temps, ce me semble, y est propre. Mme Dacier s'est soulagé le cœur par le grand nombre d'injures qu'elle a dites. Le public rit, et applaudit à M. de La Motte: car il faut convenir qu'il a l'esprit aimable et léger son dernier ouvrage a plu infiniment on le lit, on le cite. Il se fait donc entre eux une espèce de compensation; mais il faut être bien juste pour attraper le point de l'équilibre, et profiter de leur disposition: cela vous est réservé, mon R. P. 2. Je suis, avec toute l'estime, etc.

1. Pour La Motte.

2. Le Père Buffier intervint dans la querelle par une dissertation, toute pacifique, intitulée Homère en arbitrage, à laquelle Me de Lambert passe pour avoir pris part. Mais ce n'est pas lui qui eut l'honneur de réconcilier les deux adversaires. V. plus loin, p. 248.

MADAME DACIER

(1651-1720)

Parmi les célèbres lettrées du XVIIe siècle, nous n'avons garde d'oublier celle qui, de bonne heure, se prit de passion pour le latin, pour le grec même, et y devint habile au point, non seulement d'entendre l'un et l'autre aussi facilement que sa langue maternelle, mais d'en expliquer les monuments, d'en propager l'étude et le goût, soit par de doctes commentaires joints à d'instructives revisions de textes, soit par de fidèles et élégantes traductions, et qui, par un véritable génie d'érudition, a mérité d'être mise au nombre des plus estimables savants de son époque. Comment ne pas compter parmi les gloires de son sexe Mme Dacier, auteur de remarquables éditions de poètes grecs (Anacréon, Sapho, Callimaque), d'historiens latins (Florus, Aurélius Victor, Eutrope), de traductions partielles d'Aristophane, de Plaute, qui révélèrent aux gens du monde l'œuvre presque ignorée de ces deux poètes, d'une traduction de tout Térence, de l'Iliade, de l'Odyssée, enfin défenseur intrépide et éloquent d'Homère dans la Guerre des anciens et des modernes? Voltaire, étonné de tant de connaissances et de travaux de cette nature chez une femme, a dit sans rire : « Mme Dacier est un des prodiges du siècle de Louis XIV. » Si l'on songe qu'elle est la seule de son sexe qui se soit avancée aussi loin dans cet ordre d'études, la seule qui ait rendu à la science de l'antiquité et aux lettres classiques de pareils services, l'éloge ne paraîtra pas aussi hyperbolique qu'il semble d'abord.

Elle naquit en pays protestant, à Saumur (1651), où son père, le célèbre Tanneguy-Lefèvre, occupait alors une chaire à l'académie de cette ville. A la forte éducation qu'elle avait reçue de ce savant philologue, se joignirent les conseils et les encouragements de Huet et de Chapelain, amis de sa famille : les premiers travaux par lesquels elle débuta à Paris, sous leurs auspices, l'avaient déjà

mise en réputation avant sa vingtième année, lorsqu'elle épousa le meilleur des élèves de son père, André Dacier, lui-même grand belléniste et humaniste, ce qui fit dire, de cette union, aux rieurs, que c'était « le mariage du latin et du grec. » Les deux époux, dans les études qu'ils poursuivaient l'un près de l'autre, s'entr'aidaient de leur savoir: mais, dans cet échange, la femme, non moins instruite et tout aussi active, n'était pas en reste avec le mari : peut-être même, dans cette collaboration du docte ménage, la part du dernier n'était-elle pas la plus forte. Au reste, on s'abuserait, si l'on se représentait sous les traits d'une espèce de Philaminte cette personne de tant d'érudition et vouée à de si viriles études. Mme Dacier, naturellement modeste, femme simple et sensée, excellente mère de famille, n'avait dans le monde, où d'ailleurs elle se montrait peu, rien qui sentit la pédante ou la précieuse. Loin d'afficher ses goûts et ses talents, elle évitait à l'ordinaire les conversations savantes, et, même devant ses amis, hésitait à déployer sa rare instruction. On raconte que priée, pressée par un savant allemand d'inscrire son nom sur un album où il recueillait les autographes des contemporains célèbres, elle refusa longtemps, et ne céda enfin aux instances réitérées du voyageur que pour joindre à sa signature un vers de Sophocle, dont le scas est que le silence est l'ornement des femmes.

Me Dacier, arrivée à l'âge de soixante-trois ans, jouissait en paix de sa renommée, lorsque parut, en 1714, l'Iliade en vers, et en douze chants, de La Motte-Houdart, traduction ou plutôt réduction (de moitié) du poème grec, précédée d'un Discours sur Homère, où le dessein d'épurer et d'embellir celui-ci en le débarrassant de ses rudesses barbares, de ses familiarités inciviles, et de ses longueurs, s'annonçait formellement, quoique en style doucereux, et ornée d'une gravure, où l'on voyait le chantre d'Achille descendant sur un nuage dans le cabinet de l'académicien, et lui tendant modestement sa lyre! Justement outrée d'un tel attentat littéraire, d'autant plus énorme, que La Motte n'avait jamais su un mot de grec, Mme Dacier, qui, jusque-là, n'était pas sortie des éditions et des traductions, se fit auteur pour venger son dieu méconnu et profané: elle écrivit sous ce titre Des causes de la corruption du goût, une longue défense d'Homère, des plus vives comme des plus savantes. La Motte

riposta par ses Réflexions sur la critique; tels et tels prirent fait et cause pour chacun des deux adversaires, et, le débat s'élargissant, la guerre des anciens et des modernes, qui, depuis plus de quinze ans, paraissait éteinte, se ralluma plus ardente et plus bruyante que jamais. On a dit et répété qu'en maint endroit de son livre, Mme Dacier avait gâté sa cause par le ton acerbe et les sévices immodérés de sa polémique. Il est vrai qu'elle s'anime pour Homère, et s'emporte autant que La Motte restait, dans la forme, mesuré et poli, même au plus fort de ses témérités et de ses paradoxes. Mais, il faut l'avouer, la faveur que trouvait le détracteur de la poésie homérique et des anciens dans ce monde frivole de la Régence, et même auprès de beaucoup de lettrés superficiels et de prétendus savants 1, était bien faite pour exaspérer un esprit sensé, épris en toute connaissance et compétence, quoique avec un peu de superstition, des immortelles beautés du vieux poète. Boileau, qui n'était plus de ce monde quand éclata cette nouvelle affaire, eût pris plaisir à voir la rude guerrière s'y comporter comme elle le fit. Aujourd'hui que tant d'études nouvelles et d'enseignements applaudis ont répandu et popularisé la connaissance et le goût de la beauté antique, plus sensibles à l'impertinence des opinions de La Motte qu'aux grâces, d'ailleurs fort maniérées, de son talent, nous nous sentons beaucoup plus disposés que ne l'étaient les contemporains de ce débat, à pardonner à Mme Dacier l'àpreté de ses représailles; et même, aux endroits où elle redouble de sévérité indignée ou moqueuse, il ne nous déplait pas de voir l'abréviateur et arrangeur d'Homère malmené et fustigé par la main de l'excellente et véhémente dame autant qu'en vérité il le méritait 2.

Enfin cette seconde phase de la querelle des anciens et des modernes se termina, comme la première, par un accord plus ou moins sincère. Une paix ménagée par M. de Valincour, ami commun de La Motte et de Mme Dacier, fut jurée dans un repas, que cet honnête académicien donna aux deux partis, et dont la malicieuse suivante de Mme la duchesse du Maine, Mme de Staal, nous

1. Voltaire lui-même n'a-t-il pas dit : « La Motte a très mal traduit Homère, mais il l'attaque très bien. » Dictionnaire philosophique, au mot Epopéc.

2. Ingres a très justement donné place à Mo Dacier, dans un très beau dessin de l'Apothéose d'Homère, qui contient un plus grand nombre de figures que la

célèbre toile.

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