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d'une profession à vous en passer mais quand on sait vivre avec soi-même et avec le monde, ce sont deux plaisirs qui se soutiennent.

Avis d'une mère à son fils1.

De la politesse.

La politesse est une envie de plaire : la nature la donne et l'éducation et le monde l'augmentent. La politesse est un supplément de la vertu ; on dit qu'elle parut dans le monde, quand cette fille du ciel l'eut abandonné. Dans les temps les plus grossiers, où la vertu régnait davantage, on connaissait moins la politesse. Elle est venue avec la volupté : elle est la fille du luxe et de la délicatesse. On a douté si elle tenait plus du vice que de la vertu : sans oser décider, ni la définir, m'est-il permis de dire mon sentiment? Je crois qu'elle est un des plus grands liens de la société, puisqu'elle contribue le plus à la paix elle est une préparation à la charité, une imitation même de l'humilité. La vraie politesse est modeste, et comme elle cherche à plaire, elle sait que les moyens pour y réussir sont de faire sentir qu'on ne se préfère point aux autres, qu'on leur donne le premier rang dans notre estime.

L'orgueil nous sépare de la société; notre amour-propre nous donne un rang à part, qui nous est toujours disputé; l'estime de soi-même qui se fait trop sentir, est presque toujours punie par le mépris universel. La politesse est l'art de concilier avec agrément ce qu'on doit aux autres et ce qu'on se doit à soi

1. Fénelon, après avoir lu ce petit ouvrage, écrivait à M. de Sacy, ami de l'auteur: «M la comtesse d'Orsy vous expliquera mieux que moi, Monsieur, ce qui m'a empêché de lire jusqu'ici le manuscrit de Mme de Lambert que vous m'avez confié. Je viens de faire aujourd'hui cette lecture avec un grand plaisir. Tout m'y parait exprimé noblement et avec beaucoup de délicatesse. Ce qu'on nomme esprit y brille partout, mais ce n'est pas ce qui me touche le plus. On y trouve du sentiment avec des principes. J'y vois un cœur de mère sans faiblesse, etc. »

même; car ces devoirs ont leur limites, lesquelles passées, c'est flatterie pour les autres, et orgueil pour vous. C'est la qualité la plus séduisante.

Les personnes les plus polies ont ordinairement de la douceur dans les mœurs et des qualités liantes: c'est la ceinture de Vénus; elle embellit et donne des grâces à tous ceux qui la portent avec elle, vous ne pouvez manquer de plaire.

Il y a bien des degrés de politesse; vous en avez une plus fine à proportion de la délicatesse de l'esprit ; elle entre dans toutes vos manières, dans vos discours, dans votre silence même.

L'exacte politesse défend qu'on étale avec hauteur son esprit et ses talents; il y a aussi de la dureté à se montrer heureux à la vue de certains malheurs. Il ne faut que du monde pour polir les manières mais il faut beaucoup de délicatesse pour faire passer la politesse jusqu'à l'esprit. Avec une politesse fine et délicate, on vous passe bien des défauts, et on étend vos bonnes qualités. Ceux qui manquent de manières ont plus besoin de qualités solides, et leur réputation se forme lentement. Enfin la politesse coûte peu et rend beaucoup.

Avis d'une mère à sa fille.

Conseils d'une mère à sa fille.

... Que votre première parure soit la modestie : elle a de grands avantages: elle augmente la beauté, et sert de voile à la laideur : la modestie est le supplément de la beauté. Le grand malheur de la laideur, c'est qu'elle éteint et qu'elle ensevelit le mérite des femmes. On ne va point chercher dans une figure disgraciée les qualités de l'esprit et du cœur c'est une grande affaire, quand il faut que le mérite se fasse jour au travers d'un extérieur désagréable.

Vous n'êtes pas née sans agréments, mais vous n'êtes pas une

beauté cela vous oblige à faire provision de mérite: on ne vous fera grâce sur rien.

La beauté a de grands avantages. Un ancien dit que c'est une courte tyrannie, et le premier privilège de la nature; que les belles personnes portent sur leur front des lettres de recommandation. La beauté inspire un sentiment de douceur qui prévient : si vous n'avez point ces avantages, on vous jugera à la rigueur. Qu'il n'y ait rien dans votre air ni dans vos manières qui fasse sentir que vous vous ignorez. L'air de confiance révolte dans une figure médiocre. Que rien ne sente l'art dans vos discours, ni dans vos ajustements, ou qu'il soit difficilement aperçu l'art le plus délicat ne se fait point sentir.

Il ne faut pas négliger les talents, ni les agréments, puisque les femmes sont destinées à plaire; mais il faut bien plus penser à se donner un mérite solide, qu'à s'occuper de choses frivoles. Rien n'est plus court que le règne de la beauté rien n'est plus triste que la suite de la vie des femmes qui n'ont su qu'être belles.

Si l'on a commencé à s'attacher à vous par les agréments, ramenez tout à l'amitié, et faites qu'on y demeure par le mérite.

Il est difficile de donner des règles certaines pour plaire. Les grâces sans mérite ne plaisent pas longtemps, et le mérite sans grâces peut se faire estimer sans toucher: il faut donc que les femmes aient un mérite aimable, et qu'elles joignent les grâces aux vertus.

Avis d'une mère à sa fille.

De l'amitié.

Je crois que la grande jeunesse n'est guère propre aux plaisirs de la parfaite amitié. Nous voyons assez de jeunes gens se croire et se dire amis: mais les liens de leurs unions, c'est les plaisirs; et les plaisirs ne sont pas des nœuds dignes de l'amitié. « Vous êtes dans l'âge, dit Sénèque à son ami, où vos passions violentes sont éteintes; vous n'en avez plus que de douces :

nous allons jouir du noble plaisir de l'amitié. » Ce qui la rend plus sûre et plus solide, c'est la vertu, l'éloignement du monde, l'amour de la solitude, la pureté des mœurs, une vie qui nous ramène à la sagesse et à nous-mêmes, un esprit élevé (car il y a un goût et un degré dans la parfaite amitié où ne peuvent atteindre les caractères médiocres), mais surtout un cœur droit. Les qualités du cœur sont beaucoup plus nécessaires que celles de l'esprit l'esprit plaît, mais c'est le cœur qui lie. Les gens en qui l'amour-propre domine, n'en sont pas dignes: ils ne pensent qu'à prendre sur le fonds de l'amitié; et les personnes vertueuses ne sont pressées que d'y mettre. Les avares ne connaissent point un si noble sentiment; la véritable amitié est opulente. L'avarice oppose à toutes les vertus un obstacle insurmontable. Le sentiment de l'avarice arrête, ou pour mieux dire, étouffe tous les bons mouvements: il n'y a pas une vertu qui ne prenne sur nous, et ils veulent toujours prendre sur les autres. Il faut savoir donner en pure perte; il faut avoir le courage de faire des ingrats.

..... Comme tous les commencements de l'amitié sont pleins de sentiments, et que les amitiés naissantes sont soutenues d'un peu d'illusion, rien ne coûte dans ces premiers moments, et tout est plaisir. Mais il arrive souvent que le goût s'use, que cette pointe de sentiment s'émousse par l'habitude. L'illusion disparaît, et vous êtes réduit à soutenir l'amitié par raison; qualité qui est toujours sèche. En amitié, comme en amour, il faudrait ménager ses goûts : c'est une économie permise. Mais sait-on s'arrêter sur un plaisir permis et innocent? Cependant, comme rien n'est si doux dans la vie qu'une sensible amitié, on devrait prendre de concert des mesures pour faire durer un état si désirable; car la vie heureuse consiste à sentir et à imaginer agréablement. L'on sent les choses présentes, on imagine les futures. L'amitié remplit ces deux temps, soutient ces deux sentiments,

1. Au sens latin (avari): les gens intéressés, avides.

puisqu'elle nous fait sentir agréablement dans le présent et espérer dans l'avenir. Mais enfin, comme il est écrit que toute sensibilité périt, et que les cœurs les mieux faits ne peuvent pas répondre de garder toujours cette chaleur d'une amitié naissante, ils peuvent donc quelquefois être inconstants, mais jamais infidèles. La vivacité du goût se perd, mais l'amour du devoir subsiste. Il faut les plaindre: ils avaient un sentiment agréable, il leur a échappé : que n'avions-nous de quoi le retenir!

... Donnons donc à l'amitié un fondement plus solide que le sentiment. L'estime appuyée sur la connaissance du mérite ne se dément point. Le bandeau qu'on donne à l'amour, on l'ôte à l'amitié. Elle est éclairée; elle examine avant que de s'engager; elle ne s'attache qu'aux mérites personnels; car ceux-là seuls sont dignes d'être aimés, qui ont en eux-mêmes la cause pourquoi on les aime.

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A Fénelon.

Je n'aurais jamais consenti, Monseigneur, que M. de Sacy' vous eût montré les occupations de mon loisir, si ce n'était vous mettre sous les yeux vos principes et les sentiments que j'ai pris dans vos ouvrages personne ne s'en est plus occupé et n'a pris plus de soin de se les rendre propres. Pardonnez-moi ce larcin, Monseigneur voilà l'usage que j'en ai su faire. Vous m'avez appris que mes premiers devoirs étaient de travailler à former l'esprit et le cœur de mes enfants; j'ai trouvé dans le Télémaque les préceptes que j'ai donnés à mon fils et dans l'Éducation des filles les conseils que j'ai donnés à la mienne. Je n'ai de mérite que d'avoir su choisir mon maître et mes modèles.

J'ai la hardiesse de croire que je penserais comme vous sur l'ambition, mais les cœurs des jeunes gens d'à présent nous

1. Avocat et homme de lettres : l'un des plus chers amis de Ma de Lambert : traducteur des Lettres de Pline; auteur d'un traité Sur l'amitié.

2. A ses éloges sur les Avis d'une mère à son fils, Fénelon avait mêlé quelques

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