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vous êtes si élevée par votre courage et par vos inclinations'. Pour moi qui suis très femmelette, je vous donnerais volontiers ma place, pour travailler en tapisserie avec mes chères Dames; j'espère que j'aurai cette joie bientôt, et que Namur aimera mieux se rendre que de se faire entièrement ruiner.

Vous ne pensez qu'à la guerre, vous ne me dites pas un mot ni de la retraite, ni de votre santé. Je suis trop bonne après cela de vous dire que le roi est en parfaite santé, quoique avec un peu de goutte, et que de son lit, où il est retenu depuis deux jours, il donne ses ordres pour le siège de Namur, pour que son autre armée s'oppose au prince d'Orange, pour que le maréchal de Lorges entre en Allemagne, que M. de Catinat repousse M. de Savoie, que M. de Noailles empêche les Espagnols de rien faire, que M. de Tourville batte la flotte des ennemis, s'il a le vent favorable; et, outre ces ordres-là, qu'il gouverne tout le dedans de son royaume. Je vous quitte après cette peinture, qui doit remplir votre idée.

A Mile d'Aubigné2.

Chantilly, 17 mai 1693.

Je vous aime trop, ma chère nièce, pour ne pas vous dire tout ce que je crois qui vous pourra être utile, et je manquerais bien à mes obligations, si, étant tout occupée des demoiselles de Saint-Cyr, je vous négligeais, vous que je regarde comme ma propre fille. Je ne sais si c'est vous qui leur inspirez la fierté qu'elles ont, ou si ce sont elles qui vous donnent celle qu'on admire en vous: quoi qu'il en soit, comptez que vous serez insupportable à Dieu et aux hommes, si vous ne devenez plus humble et plus modeste que vous ne l'ètes. Vous prenez un ton d'autorité qui ne vous conviendra jamais, quoi qu'il puisse vous ar

1. Raillerie inoffensive. Mme de Veilhant affectait sans doute la bravoure, ou faisait quelque étalage de mépris pour les douceurs de la vie.

2. Fille unique du frère de Mme de Maintenon.

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river. Vous vous croyez une personne importante, parce que vous êtes nourrie1 dans une maison où le roi va tous les jours; et le lendemain de ma mort, ni le roi, ni tout ce que vous voyez qui vous caresse, ne vous regardera pas. Si cela arrive avant que vous soyez mariée, vous épouserez un gentilhomme de campagne fort misérable, car vous ne serez pas riche, et si, pendant ma vie, vous épousez un plus grand seigneur, il ne vous considérera, quand je n'y serai plus, qu'autant que votre humeur lui sera agréable; vous ne pouvez l'être que par votre douceur, et vous n'en avez point. Votre mignonne vous aime trop, et ne vous voit point comme les autres gens vous voient. Je ne suis point prévenue contre vous, car je vous aime fort; mais je ne vous vois pas sans peine, par l'orgueil qui paraît dans tout ce que vous faites. Vous êtes assurément très désagréable à Dieu; voyez son exemple, vous savez l'Évangile par cœur ; à quoi vous serviront tant d'instructions, si vous vous perdez comme Lucifer? Songez que c'est uniquement la fortune de votre tante qui a fait celle de votre père et la vôtre. Vous souffrez qu'on vous rende des respects qui ne vous sont point dus; vous ne pouvez souffrir qu'on vous dise qu'ils sont par rapport à moi; vous voudriez vous élever même au-dessus de moi, tant vous êtes élevée et altière. Comment accommodez-vous cette enflure de cœur avec cette dévotion dans laquelle on vous élève? Commencez par demander à Dieu l'humilité, le mépris de vous-même, qui, en effet, êtes peu de chose, et l'estime de votre prochain. Je souffrais bien, l'autre jour, de tout ce que vous fites à Mme de Caylus3: vous devez du respect à vos cousines. Je vous parle comme à une grande fille, parce que vous avez l'esprit fort avancé; mais je consentirais de bon cœur que vous en eussiez moins, et moins de présomption. S'il y a quelque chose dans ma lettre que vous n'entendiez pas, votre mignonne vous l'expliquera. Je prie Notre

1. Nourrir se disait alors communément au sens d'élever, de donner l'éducation. 2. La personne attachée au service de la jeune fille; mieux qu'une bonne, moins qu'une gouvernante.

3. Cousine de M. de Maintenon, qui l'avait élevée et l'appelait sa nièce.

Seigneur de vous changer, et que je vous retrouve à mon retour modeste, humble, timide, et mettant en pratique tout ce que vous savez de bon; je vous en aimerai beaucoup davantage. Je vous conjure, par toute l'amitié que vous avez pour moi, de travailler sur vous et de prier tous les jours pour obtenir les grâces dont vous avez besoin.

A Mme la duchesse de Savoie1.

Fontainebleau, 5 novembre 1696.

Je voudrais qu'il me fût permis d'envoyer à Votre Altesse la lettre que je viens de recevoir du roi ; il n'a pu attendre jusqu'à ce soir à me dire comment il a trouvé la princesse 2; il en est

1. Anne-Marie, fille de Monsieur, frère du roi, et de Henriette d'Angleterre, sa première femme; mariée à Victor-Amédée, duc de Savoie, depuis roi de Sardaigne.

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2. Marie-Adélaïde, fille des précédents. Cette princesse, destinée au duc de Bourgogne, venait d'arriver en France. Le roi avait été au devant d'elle jusqu'à Montargis c'est de là qu'il venait d'écrire à Mme de Maintenon la lettre dont elle parle ici. Cette lettre, qui a été conservée, est tout un portrait. La voici : << Je suis arrivé ici devant cinq heures: la princesse n'est venue qu'à près de six. Je l'ai été recevoir au carrosse. Elle m'a laissé parler le premier, et après elle m'a fort bien répondu, mais avec un petit embarras qui vous aurait plu. Je l'ai menée dans sa chambre au travers de la foule, la laissant voir de temps en temps, en approchant le flambeau de son visage : elle a soutenu cette marche et ces lumières avec grâce et modestie. Nous sommes enfin arrivés dans sa chambre... Je l'ai considérée de toutes manières pour vous mander ce qu'il m'en semble. Elle a la meilleure grâce et la plus belle taille que j'ai jamais vues; habillée à peindre et coiffée de même; des yeux vifs et très beaux, des paupières noires et admirables; le teint fort uni, blanc et rouge comme on le peut désirer; les plus beaux cheveux noirs que l'on puisse voir et en grande quantité. Elle est maigre comme il convient à son âge; la bouche fort vermeille, les lèvres grosses, les dents blanches, longues et très mal rangées; les mains bien faites, mais de la couleur de son âge. Elle parle peu, au moins à ce que j'ai vu, n'est point embarrassée qu'on la regarde, comme une personne qui a vu du monde. Elle fait mal la révérence et d'un air un peu italien. Elle a quelque chose d'une Italienne dans le visage, mais elle plait, et je l'ai vu dans les yeux de tout le monde. Elle ressemble fort à son premier portrait et point du tout à l'autre. Pour vous parler comme je fais toujours, je la trouve à souhait et serais fâché qu'elle fût plus belle. » Et plus loin: « Nous avons soupé, elle n'a manqué à rien et est d'une politesse surprenante à toutes choses... L'air est noble et les manières polies et agréables. J'ai plaisir à vous en dire du bien, car je trouve que sans préoccupation (sans prévention) et sans flatterie, je le puis faire, et que tout m'y oblige.

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charmé, et conclut, par ce qu'il voit en elle, que son éducation n'a pas été négligée; il se récrie sur son air, sa grâce, sa politesse, sa retenue, sa modestie. Madame s'est chargée de faire savoir à Votre Altesse Royale tout ce que je lui en ai dit, ainsi je ne le répéterai point. Je ne saurais comprendre comment Votre Altesse Royale a pu si bien tromper sur une princesse qui a été vue de tout le monde; mais il est certain qu'on l'a trouvée bien différente des portraits que Votre Altesse Royale a faits d'elle et de ceux qu'elle a envoyés.

La princesse est arrivée, et je n'ai cessé de désirer que Vos Altesses Royales pussent voir comment on l'a reçue, et à quel point le roi et Monseigneur en sont contents. Il n'est pas possible de se tirer de cette entrevue comme elle a fait; elle est parfaite en tout, ce qui surprend bien agréablement dans une personne de onze ans. Je n'ose mêler mon admiration à celles qui seules doivent être comptées, mais je ne puis pourtant m'empêcher de dire à Votre Altesse Royale que cette enfant est un prodige, et que, selon toutes les apparences, elle sera la gloire de son temps. Vos Altesses Royales me font trop d'honneur d'approuver que j'y donne mes soins ; je crois qu'il les faut borner à empêcher qu'on ne la gâte, et à prier Dieu de bénir cet aimable mariage. Monsieur et Madame instruiront Votre Altesse Royale de tout le détail, et il ne me reste plus qu'à l'assurer de mon profond respect.

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A la même.

6 novembre 1696.

Voici une lettre qui ne convient guère au respect que je dois à Votre Altesse Royale, mais je crois qu'elle pardonnera tout au

1. Charlotte-Elisabeth de Bavière, duchesse d'Orléans, seconde femme de Monsieur.

2. Emploi pronominal de cette particule fort usité alors. — « Rien ne peut me distraire de penser à vous; j'y rapporte toutes choses. » (SÉVIGNÉ, 20 mars 1680.) -« Il faut que ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est capable de s'unir à Dieu, y soit aussi rappelé. » (BOSSUET, O. F. de Madame.)

transport de joie où nous sommes du trésor que nous recevons; car madame la duchesse du Lude, qui ne m'en parle plus que les larmes aux yeux, dit que l'humeur est aussi accomplie que ce que nous voyons; pour l'esprit, elle n'a que faire de parler pour le montrer, et sa manière d'écouter, et tous les mouvements de son visage font assez voir que rien ne lui échappe. Votre Altesse Royale, quoi qu'on puisse lui mander, ne croira point jusqu'où va la satisfaction du roi; il me faisait l'honneur hier de me dire qu'il fallait qu'il fût en garde contre lui, parce qu'on la trouverait excessive. Elle a trouvé (je dis la princesșe, car je ne puis finir d'en parler), elle a trouvé Monsieur un peu gros, mais pour Monseigneur, elle le trouve menu, et le roi, de la plus belle taille du monde. Elle a une politesse qui ne lui permet pas de rien dire de désagréable; je voulus hier m'opposer aux caresses qu'elle me faisait, parce que j'étais trop vieille; elle me répondit : « Ah! point si vieille. » Elle m'aborda, quand le roi fut sorti de sa chambre, en me faisant l'honneur de m'embrasser; ensuite elle me fit asseoir, ayant remarqué bien vite que je ne puis me tenir debout; et se mettant d'un air presque flatteur sur mes genoux, elle me dit : « Maman m'a chargée de vous faire mille amitiés de sa part, et de vous demander la vôtre pour moi; apprenez-moi bien, je vous prie, tout ce qu'il faut faire pour plaire au roi. » Ce sont ses paroles, Madame, mais l'air de gaieté, de douceur, et de grâce dont elles sont accompagnées ne se peut mettre dans une lettre1. Quelque longue que soit celle-ci, je suis persuadée qu'elle n'ennuiera pas Votre Altesse Royale. J'aurai l'honneur de lui en écrire, quand je connaitrai encore mieux l'aimable princesse que je m'en vais voir.

1. Comparer ces légers et expressifs crayons avec les portraits de la même princesse que Saint-Simon a tracés de main de maître.

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