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ses ennemis. Il est quelquefois chagrin, colère et même emporté, et sur cela il n'y a personne qui puisse dire qu'il ne le soit pas trop. Il connaît bien les gens, les discerne, et fait grand cas des personnes de mérite. Il est agissant au dernier point: jamais homme ne fut plus vigilant, ni plus actif à la guerre : il fatigue comme un simple cavalier, ayant une santé et une vigueur qui lui permet d'être jour et nuit à cheval sans prendre aucun repos. Quand il trouve des gens qui aiment le leur, et qui n'ont pas le service aussi à cœur que lui, il se fàche aisément, étant difficile que la vie que je viens de dire qu'il mène, ne lui échauffe le sang: ainsi voilà sur quoi il s'emporte et se fâche, et c'est le plus grand défaut qu'il ait. Il est bon aussi, et sert les siens avec empressement, et a pour eux cette chaleur avec laquelle il fait toutes choses... J'ai ouï dire que jamais homme ne fut si calme dans les combats, ni si intrépide; rien ne l'étonne; le péril le rassure et le modère1: il donne ses ordres avec la dernière tranquillité. Il reçoit les louanges avec embarras, et ne veut jamais ouïr parler de ses belles actions, étant persuadé n'en avoir jamais assez fait, et ne trouvant rien qui puisse borner son

courage.

Divers portraits, éd. de 1659.

1. « Si jamais il parut un homme extraordinaire, s'il parut être éclairé et voir tranquillement toutes choses, c'est dans ces rapides moments d'où dépendent les victoires, et dans l'ardeur du combat... Dans le feu, dans le choc, dans l'ébranlement, on voit naitre tout à coup je ne sais quoi de si net, de si posé, de si vif, de si ardent, de si doux, de si agréable pour les siens, de si hautain et de si menaçant pour les ennemis, qu'on ne sait d'où lui peut venir ce mélange de qualités si contraires... » (BOSSUET, O. F. de Condé.)

MADAME DE SÉVIGNÉ

(1626-1696)

L'histoire de Mme de Sévigné, si l'on se borne aux événements de sa vie, n'est pas longue à raconter. Née en 1626 d'une noble famille de Bourgogne (les Rabutins, alliés aux Coulanges), orpheline à six ans, elle fut élevée avec une sollicitude toute maternelle par un frère de sa mère, M. de Coulanges, abbé de Livry, qu'elle se plait, dans ses lettres, à appeler le bien bon. Cet oncle, de tout point digne de ce surnom, mit tous ses soins à cultiver l'esprit aussi bien que le cœur de sa pupille. Appelé auprès d'elle comme précepteur, Ménage lui apprit le latin, l'italien, l'espagnol le savant Chapelain, considéré alors comme un oracle du goût, lui donna aussi des leçons. A dix-huit ans, rien ne manquait à Mile de Rabutin-Chantal de ce qui fait une personne accomplie. Dès cet åge, elle fut mariée à un noble breton, d'antique race, mais qui par son caractère et ses mœurs ne la méritait pas autant que par sa naissance. Le nom qu'il lui donna, ce nom, charmant pour nous, de Sévigné, était celui d'un seigneur libertin, dissipateur, querelleur, et grand duelliste. Un coup d'épée, reçu dans une rencontre avec le chevalier d'Albret, et dont les suites furent mortelles, fit la marquise de Sévigné veuve à vingt-six ans. Une fille lui était née en 1646, un fils en 1648. Dans un veuvage si prématuré, elle demeura aussi fidèle que du vivant de son mari à tous ses devoirs. Sa vie était pour jamais consacrée à ses enfants.

A demi retirée du monde tant que dura leur éducation, elle reparut à la cour en 1663 pour y présenter sa fille, éblouissante beauté de seize ans, dont le poète Benserade célébra les attraits. Six ans après, elle la mariait à un gentilhomme de Provence, âgé de quarante ans, et déjà deux fois veuf, mais de grande noblesse et de haut mérite comme de grand air, au comte de Grignan, lieutenant-général de Languedoc. Cette charge n'imposait au titulaire que des temps espacés de résidence; mais celle de vice-gouverneur

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de Provence, dont les exigences, comme l'importance, étaient tout autres, ayant été donnée au comte un an après son mariage, Mme de Grignan dut le suivre et s'en aller vivre loin de sa mère << au bout du monde ». Cette séparation fut le grand événement, la grande douleur de la vie de Mme de Sévigné (février 1671). A cette date commence cette correspondance de tous les jours, on pourrait presque dire, de tous les instants, qui fut, pendant vingtcinq ans, son occupation la plus douce et la plus nécessaire. Ses voyages en Provence, ceux de sa fille à Paris, qui en interrompirent de temps en temps le cours, ne pouvaient être ni très frẻquents, ni de bien longue durée. Mme de Grignan avait, dans sa ville d'Aix, une grande maison à conduire, une sorte de cour à tenir Mme de Sévigné était retenue à Paris par ses affaires domestiques dont elle s'occupait en vigilante mère de famille, par les intérêts mêmes de ses enfants, qu'elle ne cessait de ménager à l'aide de ses relations de cour, enfin par les soins qu'elle devait au bien bon, dont la vie se prolongea jusqu'en 1687. Plusieurs fois elle put croire que l'échange des fonctions de gouverneur contre une haute charge de cour amènerait son gendre à Versailles : cette espérance d'une réunion qui eût comblé tous ses vœux, lui échappa. Son intarissable entretien par lettres avec la Provence continua donc. En certains temps, elle le poursuivait du fond de la Bretagne, retirée pour des saisons entières, loin des cercles brillants où nulle n'était plus fêtée qu'elle, loin des exquises conversations de ses amis, dans son austère manoir des Rochers (près Vitré), moins encore par amour de la campagne et de la solitude, quoiqu'elle sût jouir de l'une et de l'autre, que par raison de femme prévoyante, afin de réparer de son mieux par les économies que permettait ce séjour, les brèches d'une fortune fort entamée par de généreux et perpétuels sacrifices pour les siens. Souvent elle y amenait la plus douce compagnie, celle de ce fils à tête légère, mais de tant d'esprit et de tant de cœur, qui, plus que la sérieuse et un peu froide Mme de Grignan, semblait avoir hérité des goûts et du tour d'esprit maternels. Le marquis de Sévigné aimait à venir se reposer de ses fatigues mondaines ou guerrières près d'une mère qu'il adorait, quoiqu'il sentît bien n'être pas l'enfant préféré. A partir de l'année 1688, après avoir marié ce fils à une riche

héritière de Bretagne, après avoir fermé les yeux à son vieil oncle l'abbé de Livry, Mme de Sévigné put se partager moins inégalement entre Paris et la Provence.

Les trois dernières années de sa vie (1694-1696) s'écoulèrent au sein de la famille des Grignan, qu'elle eut la joie de voir s'étendre par un double mariage, celui de sa charmante petite-fille Pauline avec le marquis de Simiane, et celui du marquis de Grignan, son petit-fils, avec la fille d'un opulent trésorier des États du Languedoc. Elle survécut peu à ce bonheur; une maladie de Mme de Grignan qu'elle soigna avec l'imprudente ardeur de la plus tendre des mères, épuisa ses forces, que l'àge semblait avoir respectées. Au moment où sa fille commençait à se rétablir, elle tomba dangereusement malade elle-même le 17 avril 1696 elle avait cessé de vivre. L'église collégiale de Grignan, voisine du château, reçut ses restes, auprès desquels, dix ans après, vint reposer sa fille. De nos jours la modeste ville de Grignan a vu s'élever sur une de ses places la statue de Mme de Sévigné.

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Cet honneur convenait-il à une renommée de cette nature? Une statue à la femme que des lettres de famille ou d'amitié, écrites au jour le jour, sans prétention, sans aucun pressentiment d'avenir et de gloire, ont immortalisée! Et pourquoi pas ? Parmi les livres qui sont l'honneur de notre xvIe siècle, en est-il un qu'on lise et qu'on relise plus volontiers que le recueil de ces lettres familières ? Le charme qu'on y trouve se réduit-il à un amusement de bon goût, à un agréable délassement pour les heures de loisir? Que de pensées solides, que de vérités profondes, que de traits de bon sens et d'expérience consommée, sont jetés, sans compter, à travers cette facile, aimable, éblouissante causerie, que de bons sentiments s'en exhalent, que de touchants exemples, plus éloquents que les plus beaux traités de morale, y éclatent aux yeux de tous! Quelle place a prise, depuis longtemps déjà, parmi nos écrivains, nos premiers écrivains de France, cette femme qui ne s'est jamais souciée de l'être ? Connaitrions-nous assez la fécondité de notre admirable langue, saurions-nous tout ce que, dans son fond, elle recélait de ressources variées et de richesses, si Mme de Sévigné n'avait point écrit, ou si le trésor de ses lettres s'était enfoui pour jamais dans les archives d'une famille? Lui

devons-nous, à ce point de vue, beaucoup moins de reconnaissance qu'à La Fontaine, qu'à Molière, qu'à Bossuet lui-même, qu'à Saint-Simon? Pourquoi donc le même honneur ne lui serait-il pas tout aussi justement rendu? On élève des statues aux historiens Mme de Sévigné n'en est-elle pas un, et l'un des plus éloquents et des plus vrais, à sa manière? Sans autre dessein que d'amuser assidùment sa fille des nouvelles de la ville, de la cour, de l'armée, quel tableau des élégances, des grandeurs, des gloires, des folies, des misères de son temps elle déroule devant nous d'une main légère ou forte, mais toujours d'une touche ineffaçable, et que de lumières ce modeste et incomparable journal est venu ajouter aux enseignements des mémoires les plus instructifs ou des histoires les plus accomplies!

Nulle gloire, même parmi les mieux établies et les plus justement populaires, n'est complètement à l'abri des objections qui contredisent ou des réclamations qui contestent. Il se rencontre, le croirait-on? une sorte d'esprits qui ont peine à se plaire ou ne se plaisent qu'à demi aux lettres de Mme de Sévigné, faute d'y trouver, disent-ils, ce parfait naturel qui en fait précisément pour nous, pour tout le monde, le plus grand charme. Ceux-là se refusent à croire qu'elle ait laissé courir sa plume aussi librement qu'elle le dit, sans recherche intéressée de l'effet, sans artifice et raffinement d'écrivain; ils se fatiguent d'une grâce qu'ils prétendent étudiée, et nous reprochent d'être dupes des coquetteries épistolaires d'un bel esprit, d'une précieuse, car ils vont jusqu'à lui donner ce nom, tout en reconnaissant en elle une précieuse du talent le plus rare. D'illustres critiques ont répondu à ces singulières réserves, et y ont trouvé l'occasion de définir avec la plus délicate précision le mélange de naturel sincère et d'esprit, de verve et de finesse, de simplicité vraie et d'art facile et rapide, qui distingue entre tous ce génie original et sans pair. Nous serions tentés, pour nous, d'appliquer simplement à ces difficiles, à ces dégoûtés, pour toute réponse, ce que Mme de Sévigné a dit quelque part, avec la plus juste sévérité, de certains détracteurs ou dépréciateurs du génie de La Fontaine : «... Il y a de certaines choses qu'on n'entend jamais, quand on ne les entend pas d'abord; on ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et dans la facilité

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