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furieusement envie au prince de Condé de tout ce qu'il avait fait. Elle me dit : « C'est votre bon ami? » - « Oui, Madame, lui répondis-je, et mon parent très proche. » — « C'est le plus grand homme du monde, dit-elle; on ne lui saurait ôter cela. » Je lui répliquai qu'il était bien heureux d'être si avantageusement dans son esprit.

Comme le feu fut fini, nous allâmes dans sa chambre. Puis elle me dit : « Passons au delà; je vous veux entretenir. » Elle me mena dans une petite galerie qui en est proche, et ferma la porte. Nous demeuråmes toutes deux. Elle me dit..... qu'elle voulait s'employer par toutes sortes de voies à me raccommoder avec la cour..... que je n'étais pas faite pour demeurer à la campagne; que j'étais née pour être reine, qu'elle souhaitait avec passion que je le fusse de France; que c'était le bien et l'avantage de l'Etat; que j'étais la plus belle et la plus aimable, la plus riche et la plus grande princesse de l'Europe; que la politique voulait cela; qu'elle en parlerait à M. le cardinal. Je la remerciai de tant d'honneur qu'elle me faisait...

L'oraison funèbre de Gaston.

Comme la cour était éloignée à la mort de Monsieur1, et qu'il n'y avait point de maître de cérémonie à Paris, on ne fit point de service. Au retour du roi 3, c'était un temps de joie, où il n'était pas juste de troubler des fêtes par des cérémonies funèbres; ainsi personne ne songea à cela; outre qu'il n'est guère en usage de faire les services qu'au bout de l'an, quand l'on ne

1. Monsieur, duc d'Orléans, oncle du roi, père de Mademoiselle, était mort à Blois, le 2 février 1660, pendant que la cour voyageait dans le Midi, se rendant a Saint-Jean-de-Luz, pour le mariage du roi avec l'infante d'Espagne.

2. De service solennel.

3. Le 26 août suivant avait eu lieu, en grande pompe, l'entrée du roi et de la jeune reine à Paris.

4. C'est-à-dire, ne songea à rendre alors les honneurs funèbres à Monsieur.

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l'a pas fait dans la quarantaine. Au mois de novembre, Madame1 envoya prier M. le cardinal de faire faire un service à NotreDame; elle lui manda qu'elle avait choisi un Récollet pour faire l'oraison funèbre. M. le cardinal dit que pour ces choses-là on ne pouvait prendre de trop bons prédicateurs, et que le clergé étant assemblé, il y avait force évêques, grands prédicateurs, qui tiendraient à honneur de rendre ce service à la mémoire de Monsieur. Je le fus voir; il me le dit. Je lui répondis : « Je vais en parler à ma belle-mère; mais vous la connaissez. » Je lui en parlai; jamais elle ne le voulut, me disant que son moine était homme au-dessus de tout le clergé de France, en mérite. Je lui dis que je ne le croyais pas, mais qu'il y avait plus de dignité que ce fût un évêque qui fit cette action. Tout cela n'y fit rien; elle était plus opiniâtre que glorieuse, quoiqu'elle la fût beaucoup; mais ce n'était pas aux choses que l'on devait rendre à notre maison, mais à la sienne 5. Je crois que ce fût parce qu'elle la croyait au-dessus de tout et avec raison, mais encore ne laisse-t-on pas de suivre l'usage.

J'envoyai Segrais, qui est une manière de savant, de bel esprit, qui était à moi, voir ce révérend Père, et lui demander de quelle manière il prétendait faire l'oraison funèbre de Monsieur; que je serais bien aise d'en savoir la disposition, et même

1. Marguerite de Lorraine, sœur du duc de Lorraine, Charles IV, seconde femme de Monsieur, belle-mère de Mademoiselle.

2. Mazarin.

3. Un Récollet (de recollectus, recueilli); frère mineur de l'ordre réformé de Saint-François.

4. La règle d'après laquelle le pronom de la troisième personne représentant, comme ici, un adjectif se met invariablement au neutre, ne s'est établie que lentement. Racine disait encore dans les Plaideurs :

Monsieur, je ne veux point être liée. A l'autre !
- Je ne la serai point.

(Act. I, sc. vn.)

5. C'est-à-dire, elle n'était pas glorieuse touchant les choses (les honneurs) dus à notre maison, mais sur celles qu'on devait à la sienne.

6. Il y a bien de l'ingratitude dans la manière dédaigneuse dont Mademoiselle parle ici de son ancien et dévoué secrétaire. Irritée des efforts que Segrais avait honnêtement faits pour la détacher de Lauzun, elle l'avait, en 1671, chassé de sa Cette page de ses Mémoires a été écrite en 1677.

maison.

7. On voit par ce curieux détail ce que c'était que d'avoir à faire l'oraison fu

de la voir avant qu'il la prononçât; que c'était un genre de prècher différent des sermons ordinaires; que les religieux qui ne bougeaient de leurs cellules, ne savaient pas comme on en usait à la cour 1, et que l'on pourrait lui donner des avis qui l'empêcheraient de faire des fautes par une ignorance que l'on ne saurait blâmer à un religieux, mais dont il doit être bien aise d'être instruit, quand des personnes aussi intéressées que je l'étais voulaient donner des lumières. Il répondit : « J'ai eu de bons mémoires; je sais ce que j'ai à dire; et n'en rendrai compte à personne. » Le service se fit, le moine prêcha, et ne dit rien de tout ce que l'on devait dire; car il y avait les plus belles choses du monde de la vie de Monsieur qui se pouvaient tourner d'une manière admirable 2. Il le fit naître sans père, ne disant pas un mot de Henri IV; me fit bâtarde, car il ne parla point du mariage de ma mère, ne parla que de Madame; qu'elle avait converti Monsieur, comme si c'eût été un Turc! Il fit entrer le roi d'Espagne et M. le Prince, qui était présent, pour en dire du mal; et l'ambassadeur d'Espagne y était aussi; il parla de la reine mère d'une manière à la blâmer et M. le cardinal. Enfin, Belloy et tout ce qui était là, en furent au désespoir. Je nomme Belloy parce qu'il fut le premier à m'en venir rendre compte. Je trouvai le soir au Louvre M. le Prince; il me dit qu'il s'était

nèbre d'un grand personnage, à quelles exigences, dans bien des cas, ce genre d'éloquence pouvait exposer l'orateur, et à travers quels écueils il lui fallait loavoyer, s'il voulait contenter tout le monde.

1. Sans que l'auteur de ce récit s'en doute, cette leçon faite par la fille de Gaston sur ce genre de prédication au moine qui doit faire l'oraison funèbre, est d'un haut comique.

2. Sauf les dons d'esprit que possédait ce triste prince, et les quelques preuves d'habileté militaire qu'il avait données aux Pays-Bas, dans les campagnes de 161, 1616, on ne voit pas quelles pouvaient être dans sa vie ces belles choses dont le Récollet aurait dù tirer parti. Qui savait mieux que Mademoiselle à quoi s'en tenir à cet égard? Mais, pour la circonstance, il lui fallait un pompeux éloge de celui dont elle a dù raconter elle-même, souvent avec un juste mépris, les petitesses et les trahisons.

3. Philippe IV.

4. Le grand Condé.

5. Capitaine des gardes de Monsieur.

entendu déchirer; que l'ambassadeur d'Espagne avait ouï faire le procès à son maître. La reine mère et M. le cardinal n'en parlèrent. J'étais fort en colère, et je leur dis : « C'est votre faute connaissant Madame, faut-il lui laisser faire ce qu'il lui plait? Ne deviez-vous pas choisir un prédicateur? » Je fus chez elle, et je lui dis ce que tout le monde disait, elle me répondit : « Il faut laisser dire le monde : je ne m'en soucie guère ; c'est un saint. Eh! il faut, Madame, lui dis-je, qu'il prie Dieu, mais qu'il ne fasse jamais d'oraisons funèbres; et j'avoue que je suis fort fâchée. Vous vous fàchez aisément. » Elle ne s'en soucia pas davantage.

Mémoires, éd. Chéruel.

Portrait du prince de Condé.

1658.

... L'on pourrait peindre monsieur le Prince dans le bal, car c'est sans contredit l'homme du monde qui danse le mieux et en belles danses et en ballets. Les habits que l'on y a et les personnes qu'on y représente sont fort avantageux en peinture, et donnent grande matière d'écrire; car, comme ce sont des déités de la fable, ces sortes de sujets mènent bien loin: mais, j'aime mieux en moins dire, et me retrancher sur la vérité. Je le peindrai donc comme je l'ai vu, au retour d'un combat. Sa taille n'est ni grande ni petite, mais des mieux faites et des plus agréables, fort menue, étant maigre; les jambes belles et bien faites, la plus belle tête du monde.....; ses cheveux ne sont pas tout à fait noirs, mais il en a en grande quantité et bien frisés ils étaient fort poudrés, quoiqu'ils ne le fussent que de la poussière; mais assurément il est difficile de juger si celle-là lui sied mieux que celle de Prudhomme 1. Sa mine est haute

1. Contre-vérité. Il n'est pas douteux pour Mademoiselle que cette poudre-lå (la poussière du combat) ne le pare davantage. Prudhomme, barbier célèbre du temps.

et relevée; ses yeux fiers et vifs; un grand nez; la bouche et les dents pas belles, et particulièrement quand il rit: mais à tout prendre, il n'est pas laid, et cet air relevé qu'il a sied bien mieux à un homme que la délicatesse des traits. Après avoir dit le jour que je me représente pour le peindre, vous croirez bien. qu'il était armé, mais que dans son portrait l'on mettra sa cuirasse plus droite qu'elle n'était, puisque les courroies étaient coupées de toutes sortes de coups: il aura aussi l'épée à la main; et assurément l'on peut dire qu'il la porte d'aussi bonne grâce qu'il s'en aide bien : voilà à peu près son portrait dessiné. Il ne suffit pas de l'avoir habillé, il le faut décorer : nous mettrons les batailles de Rocroy, de Nordlingue, de Fribourg, de Lens 2, et toutes les villes qu'il a prises et secourues: l'on verra3 une bataille prête à donner; l'autre se donnera, car les feux et la fumée des canons font de beaux rembrunissements à la peinture, aussi bien que le sang et le carnage... Venons à l'intérieur ce prince a de l'esprit infiniment; est universel en toutes sortes de sciences; possède toutes les langues, et sait tout ce qu'il y a de plus beau en chacune, ayant beaucoup étudié et étudiant tous les jours, quoiqu'il s'occupe assez à d'autres choses. La guerre est sa passion dominante. Jamais homme ne fut si brave, et l'on a souvent dit de lui qu'il était :

Plus capitaine que César,

Et aussi soldat qu'Alexandre.

Il a l'esprit enjoué, familier, civil, d'agréable conversation, raille agréablement et quelquefois trop; on l'en a même blâmé, quoique cela n'ait pas été jusques à l'excès, comme ont voulu le dire

1. Un jour de bataille. Tel le prince s'était offert à Mademoiselle au sortir de la bataille de Saint-Antoine. V. plus haut, p. 134, n. 1.

2. C'est-à-dire, nous représenterons, tout autour, ces batailles, par des figures allégoriques (comme on en mettait autour des portraits), ou par des inscriptions mêlées à des attributs.

3. Aux alentours, dans le fond.

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