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peints. C'était un honnête homme, charitable, estimé, qui méritait bien peu le sort qu'il éprouva. Sur l'avis que sa manufacture et sa maison étaient en danger, M. du Châtelet y envoya, à poste fixe, un sergent et trente hommes des gardes-françaises.

Dès le lendemain, vers les dix heures du matin, M. du Châtelet arriva chez moi, et m'apprit que le plus grand tumulte au faubourg Saint-Antoine, et l'apparition d'une foule de brigands, annonçaient de grands désordres. Nous nous rendîmes sur-lechamp à la police, où nous sûmes que de moment en moment le tumulte augmentait, ainsi que la foule, qui devient promptement innombrable à Paris, lorsque quelque mouvement excite la curiosité.

Bientôt on nous apprit que l'établissement de Réveillon avait été pillé sous les yeux de la garde qu'on y avait envoyée, et qui n'avait pas tiré un seul coup de fusil. M. du Châtelet fit marcher des compagnies de grenadiers avec ordre de faire feu. On dépêchait émissaires sur émissaires pour avoir des nouvelles ; ils tardaient beaucoup à reparaître ; le faubourg Saint-Antoine étant si plein de monde, qu'il était aussi difficile de pénétrer jusqu'à l'endroit où se commettait le désordre, que d'en revenir pour rendre compte. M. du Châtelet fit marcher de nouveaux détachemens à l'appui des grenadiers. Nous sûmes que, malgré le feu des troupes, les brigands n'en étaient que plus acharnés, quoi

que la partie ne fût assurément pas égale; car, contre des fusils, ces malheureux n'avaient que des bâtons, et pour toute ressource, celle de monter sur les toits, d'où ils faisaient pleuvoir des pierres et des tuiles sur les soldats, ce qui ne laissait pas que de les incommoder.

Quoique le faubourg Saint-Antoine fût un des quartiers commis à la surveillance du régiment des gardes-françaises, M. du Châtelet ne pouvait pas dégarnir assez les autres pour porter sur ce point toutes les forces nécessaires. Cela me détermina à y envoyer des détachemens des gardes-suisses, afin de soutenir les siens.

Tous les espions de la police qui nous rapportaient des nouvelles s'accordaient à dire que l'insurrection était occasionée par des étrangers qui, pour grossir leur nombre, prenaient de force tout ce qu'ils rencontraient; que même ils avaient député, à trois reprises différentes, au faubourg Saint-Marceau pour y faire des recrues, sans avoir pu déterminer qui que ce fût à les venir joindre. Ces espions ajoutaient qu'on voyait des gens exciter le tumulte, et même distribuer de l'argent.

La soirée s'avançait, sans que l'acharnement s'affaiblît. Je sentis tout le danger de le laisser continuer pendant la nuit. Je résolus donc de prendre un grand parti pour ramener le calme. En conséquence, je donnai ordre à un bataillon du régiment

des gardes-suisses, auquel je joignis deux pièces de canon, de se porter au faubourg Saint-Antoine, et je lui prescrivis, si cette vue n'en imposait pas aux brigands, de faire charger le canon à cartouches; et, si ce spectacle ne produisait encore aucun effet, de tirer à coups redoublés, jusqu'à ce qu'on eût tué le dernier. Un officier revint bientôt me rendre compte que le tumulte, sur lequel la vue du bataillon n'avait rien produit, s'était apaisé à la vue du canon prêt à tirer, et que la dispersion du peuple et des révoltés avait entièrement rétabli le calme.

Tout Paris me regarda comme son libérateur, et je ne pouvais me montrer nulle part, qu'on ne m'accablât d'éloges et de remercîmens. Il n'en fut pas de même à Versailles, où personne ne me donna de témoignages de satisfaction, ni même ne me dit un mot sur ce qui s'était passé; ce qui ne me surprit ni ne m'affecta. Accoutumé depuis longtemps à faire pour le mieux dans les choses dont j'ai été chargé, je l'ai de même été à trouver peu de reconnaissance et à m'en consoler. C'est ce que doit faire tout homme qui n'aime point à se faire valoir, qui hait les prôneurs et la flatterie, et qui, dans le fond, ne reconnaît de tribunal que celui de sa conscience,

Dans la nuit qui suivit l'insurrection du faubourg Saint-Antoine, M. du Châtelet envoya des gens intelligens et déguisés des gardes-françaises, qui

nous rapportèrent que s'étant coulés le long d'un fossé, vers un gros de brigands qui s'était rassemblé au-delà de la barrière du Trône, ils avaient entendu un des leurs, monté sur un tertre, avec le maintien d'un homme qui semblait en être le chef, exciter toute la troupe à une nouvelle entreprise, et à venger la perte de leurs camarades, qu'on a estimée de 4 à 500; ils entendirent une voix, partant du milieu de la troupe, qui lui répondait, qu'étant considérablement affaiblis, ils ne pouvaient plus rien tenter; que d'ailleurs, à la manière dont on les recevait, ils ne pouvaient avoir de perspective que des coups de fusil, ou la corde.

Un mouvement que la troupe fit vers les espions, effraya ces derniers qui prirent la fuite. D'autres, qui furent envoyés sur les grands chemins, les jours suivans, dirent avoir entendu les brigands se dire : Il n'y a plus rien à faire dans Paris; les précautions sont trop bien prises. Allons-nous-en à Lyon. Si nous n'avons pas là ce qu'il nous faut, nous le trouverons à Marseille.

Le ministère ne fit pas la moindre attention à ces rapports. Pour moi, ils me démontrèrent que l'événement du faubourg Saint-Antoine était l'explosion d'une mine chargée par des mains ennemies. Je la jugeai devoir partir de l'Angleterre, n'osant alors soupçonner tout-à-fait M. le duc d'Orléans. Ce n'est pas que sa conduite antécédente et journalière ne pût fixer les regards sur lui. Bientôt

T. HI.

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il ne fut pas difficile de reconnaître que ce prince avait une intention quelconque, par un parti déclaré pour lui, qui se manifesta dans l'Assemblée nationale, et par les motions incendiaires que faisaient journellement, dans le jardin du Palais-Royal, des gens apostés et gagés qui montaient sur des chaises, d'où ils péroraient le public et semaient le germe de l'esprit de sédition; germe qui leva si vite.

La plus profonde indifférence, ou, pour mieux dire, l'inconcevable apathie du Gouvernement était la seule barrière opposée à ce torrent qui commençait à se déborder.

M. Necker, idole du peuple et tout-puissant alors, dirigeait tout. Je ne me permettrai aucunes réflexions sur son compte; la suite de mon récit fera connaître jusqu'à quel point il s'est montré en ma faveur. La démarche qu'il a faite m'impose à jamais silence sur les choses que je pourrais improuver dans sa conduite, et sur les jugemens que pourrais porter de ses intentions,

Les nuages qui s'accumulaient dans l'Assemblée nationale et dans Paris, le tonnerre qu'ils renfermaient et qui commençait à gronder de toute part, indiquaient de reste la nécessité d'en rapprocher des troupes. Je m'en expliquai avec M. de Puységur, alors ministre de la guerre ; il adopta fort cette opinion; et, tant pour satisfaire à cet objet que pour maintenir le bon ordre dans mon commandement, il augmenta de beaucoup le nombre de

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