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un homme de beaucoup d'esprit, mais qui joignait à des idées fausses et systématiques beaucoup d'audace. Il ne convint ni aux troupes ni à M. de SaintGermain qui s'en défit très-peu de temps après l'avoir pris.

J'ai dit que MM. de Jaucourt, de Vioménil, et le baron de Wimpffen eurent tour à tour part à sa confiance, et l'aidèrent dans ses opérations; mais sa méfiance ordinaire, son incompatibilité, et surtout son indocilité aux conseils par lesquels ils tâchaient de prévenir son inconduite, les éloignèrent successivement. Bientôt livré à lui-même, ses faux calculs et son ineptie le jetèrent dans un discrédit qui le conduisit au dégoût et à une administration lâche et faible, d'où s'ensuivit le désordre et l'anarchie dans les troupes.

J'avais connu M. de Saint-Germain à la guerre, et même j'avais eu des relations avec lui. Quand il parvint au ministère, je lui dis que j'ignorais ses projets, que je n'avais pas l'indiscrétion de lui faire des questions; mais qu'ayant toujours servi, je désirais qu'il ne m'oubliât pas dans les occasions. It me répondit honnêtement, et je me tins tranquille. Je ne fus point compris dans le nombre des lieutenans-généraux qui eurent des divisions; l'étonnement qu'on voulut bien en témoigner, et ce que me dirent sur cela mes camarades, surtout ceux dont je désirais l'estime, fut suffisant, de reste, pour

calmer mon amour-propre.

Cependant, craignant qu'un homme du caractère de M. de Saint-Germain n'eût prévenu contre moi un jeune roi qui ne faisait que de monter sur le trône, et qui n'avait pas encore eu le temps de connaître par lui-même les individus; craignant, dis-je, qu'il ne m'eût desservi, j'allai le trouver, et je lui dis que je ne venais point me plaindre de n'avoir pas trouvé mon nom sur la liste des lieutenans - généraux divisionnaires; que je croyais ma réputation assez établie pour n'en être pas affecté, mais que je désirais savoir quel grief il avait contre moi, et quel était celui qu'il avait pu alléguer au roi pour que je ne fusse pas compris sur cette liste, d'autant que jusqu'à lui, non-seulement aucun général ni aucun ministre ne m'avait jamais refusé, mais même qu'ils m'avaient presque toujours prévenu. Il me répondit avec assez d'embarras qu'il n'avait jamais eu aucun grief personnel contre moi; qu'il rendait justice plus que qui que ce fût à ce que je valais, et qu'il avait toujours parlé de moi sur ce ton-là au roi; mais qu'étant attaché par un service au régiment des gardes-suisses, je ne pouvais pas en remplir deux. La raison est mauvaise, lui répliquai-je; mais puisque vous m'assurez qu'il n'y a point d'autre motif, cela me suffit. Comme je n'avais projet que de lui faire une scène, je la trouvai assez forte comme cela, et sans ajouter un seul mot, je sortis de son cabinet,

Un ministre est toujours à craindre ; les tête-à-tête

qu'il a continuellement avec le roi, où il peut dire sans contradiction tout ce qui lui plaît, l'espèce de confiance qu'on accorde à sa place, la facilité avec laquelle les mauvaises impressions s'adoptent, tous ces moyens me parurent dangereux entre les mains de M. de Saint-Germain.

En conséquence, au sortir de chez lui, j'allai chez M. de Maurepas, auquel je racontai ce que je venais de faire, en lui ajoutant que mon projet n'était pas de forcer la main à M. de Saint-Germaiu pour m'employer, ne me souciant point du tout d'avoir des détails avec un ministre comme celuilà; mais que, connaissant de quoi il était capable, je venais le prier de me mettre à l'abri des méchancetés qu'il pourrait me faire auprès du roi. M. de Maurepas battit la campagne sur ce que je n'avais pas eu de division, ce qui m'était assez égal, il m'assura qu'il ne croyait pas M. de Saint-Germain capable de me desservir dans l'esprit du roi; qu'en tout cas il me promettait de détruire ce qu'il pourrait faire contre moi : voilà ce que je voulais.

Je le remerciai; et retombant ensuite sur M. de Saint-Germain, je démontrai à M. de Maurepas ses fautes, sa mauvaise administration, enfin son incapacité. Il ne répondait pas un seul mot à tout ce que je disais, me regardait de temps en temps, et rêvait profondément. Après quelques momens de silence: « Vous n'objectez rien, m'écriai-je, à » tout ce que je dis, parce que vous n'avez rien à

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objecter. Eh bien ! je vais vous prédire, moi, ce qui arrivera. Il en sera de M. de Saint-Germain » comme de M. Turgot. Vous savez que votre mi»nistre de la guerre est de toute incapacité; qu'il

perdra votre armée, comme l'autre a perdu vos » finances; mais vous ne le chasserez que lorsque >> tout sera si bien bouleversé, qu'il n'y aura plus de › remède.—Ma foi, je crois que vous avez raison, » me répondit-il en éclatant de rire.

J'aurais dû gémir de voir le souverain pouvoir entre les mains de M. de Maurepas, et la France livrée à un tel homme; mais la chose me parut si ridicule, que je ne pus m'empêcher de rire aussi. Cependant, en sortant de chez lui, je fis de sérieuses réflexions sur la manière dont tout était mené, sur l'insouciance de l'homme principal, la bêtise et l'incapacité de quelques autres ministres, et je résolus non-seulement de ne me plus mêler de rien, mais même de n'aller chez eux que par bienséance, de loin en loin, et de m'en tenir au rôle de courtisan; encore autant de temps que la façon dont on me traiterait m'engagerait à continuer un métier assez ennuyeux, et qui n'est pas sans inconvénient.

Il ne restait plus à M. de Saint-Germain qu'une seule sottise à faire. Il n'eut gardé de se la refuser: c'était de prendre un adjoint. On apprit tout d'un coup, et sans que personne s'en doutât, que M. de Montbarrey était associé au ministère de la guerre.

M. de Montbarrey, de la province de FrancheComté, était d'une naissance très-médiocre, malgré la superbe généalogie qu'il fit paraître après avoir été associé au ministère, et que lui arrangea M. de Zurlauben, capitaine aux gardes-suisses. Son père était mort lieutenant-général, et avait toujours vécu dans la médiocrité. Son oncle, le chevalier de Montbarrey, long-temps colonel du régiment des Cravates, homme à quolibets, était connu de toute l'armée et de beaucoup de monde, et par son ton, et par ses bons mots, plus que par son mérite. Il était parvenu à être lieutenant-général et grand' croix de l'ordre de Saint-Louis. Quant à lui, il débuta comme tout le monde, et parvint à avoir le régiment de la Couronne, qui souffrit beaucoup à la bataille de Varbourg, où M. de Montbarrey passa pour s'être conduit avec distinction.

Devenu maréchal-de-camp, M. de Choiseul lui donna une inspection qu'il fit avec assez de détail. Du reste, c'était un homme assez ordinaire, qu'on ne remarquait point; et personne ne lui soupçonnait l'adresse que depuis il a déployée.

Lorsqu'on composa la maison de Monsieur, il fut nommé capitaine des cent-suisses, ce qui commença à lui donner du relief et à l'ancrer à la cour. Il avait bien quelques liaisons avec M. de SaintGermain; mais la protection de madame de Maurepas contribua plus à le faire adjoindre au ministère de la guerre que toute autre chose.

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