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en reprenant le chemin de la maison où la compagnie l'attendait; et pendant tout le voyage elle ne me parla plus de rien.

Dès le lendemain du départ du parlement, it s'assembla dans les salles du Palais une grande quantité de clercs et de légistes qui firent beaucoup de bruit, et y tinrent les propos les plus licencieux. Par la faiblesse et l'apathie du gouvernement, ainsi que par celle de la police de Paris, on ne prit aucune précaution pour arrêter ces désordres qui n'allèrent qu'en augmentant; c'étaient journellement des indécences et des placards affichés, de la dernière insolence.

Cependant aucun bourgeois, aucun artisan ne prenait part à ces désordres; la multitude en voulait surtout aux espions de la police; il suffisait qu'elle aperçut un m sur l'épaule de quelqu'un, signe convenu pour désigner à la foule ceux qui seraient mouchards (terme du peuple pour dénoter un espion); il suffisait, dis-je, d'un m que quelqu'un aurait mis clandestinement sur l'épaule d'un autre, dans la presse, pour qu'il fût maltraité, même assommé.

Au milieu de tous ces désordres, Monsieur, selon l'usage, après un lit de justice, alla de la part du roi au grand conseil, et M. le comte d'Artois à la Cour des aides pour y faire biffer sur les registres de ces deux Cours les arrêtés conformes à ceux du parlement, et faire enregistrer l'édit du timbre et

celui de la subvention territoriale. Monsieur fut reçu et accueilli par la populace avec toutes les démonstrations de respect et de bienveillance publique possibles: au lieu que M. le comte d'Artois n'éprouva qu'une grande animadversion, qui se démontra par une foule tumultueuse de sifflets et des propos assez inquiétans, pour que le chevalier de Crussol, capitaine de ses gardes, fit le commandement de haut les armes! ce qui effraya tellement la populace, qu'elle se précipita en foule, du degré où elle serrait le prince de fort près, dans les cours du Palais, et en telle abondance, que la garde française et suisse qui y était prit les armes, ne sachant pas la cause d'un si grand désordre. Cela se termina en paroles licencieuses, et à courir sus à plusieurs particuliers, espions de la police, ou pris pour tels.

Le traitement qu'éprouva M. le comte d'Artois était d'autant plus surprenant et moins mérité, que je n'ai jamais connu de caractère plus franc, plus loyal, ni un jeune homme plus plein de qualités désirables. Les bontés particulières qu'il avait pour moi m'avaient mis à portée d'apprécier le fond de son cœur; et je lui dois la justice de dire que, même dans le premier mouvement d'une vivacité qui le dominait souvent, je n'ai jamais rien remarqué en lui de contraire à une bonté, à une honnêteté qui ne se démentaient jamais. Mais il avait toujours eu l'air d'être intimement avec la reine,

dont beaucoup de circonstances le rapprochaient : d'ailleurs il était choqué des attentats contre l'autorité du roi, son frère, et l'avait témoigné en plein parlement avec cette fierté qui sied si bien à un homme de son rang, et qu'on n'admet plus aujourd'hui parce que la majesté du trône a pâli. M. le comte d'Artois avait de plus protégé ouvertement M. de Calonne; en voilà plus qu'il n'en fallait pour déplaire à la multitude qui n'était plus arrêtée par aucun frein.

Monsieur, au contraire, d'un caractère paisible, avait appris de bonne heure à se conduire vis-à-vis de son frère, désigné l'héritier nécessaire de la couronne, rôle qu'il avait joué quelque temps et pendant lequel il s'était accoutumé à la réserve, au calcul dans ses propos et ses démarches; il avait si bien contracté cette habitude qu'on la remarquait dans toutes ses actions même les plus familières, et il l'avait apportée dans l'assemblée des notables et au parlement. Il avait débuté par être fort mal avec la reine, et même délaissé par elle; ensuite elle s'en était rapprochée, et à l'extérieur ils avaient l'air d'être le mieux du monde ensemble, ce qui ne signifie jamais rien à la cour pour le fond de la façon de penser. Cette manière d'être de Monsieur convenait à la cour et au public qui en inférait qu'il n'approuvait ni les principes ni la conduite de l'administration, et c'en était assez pour avoir son suffrage. Car l'esprit d'opposition était si dominant,

qu'en l'adoptant, ou ayant l'air de l'adopter, on était sûr d'être accueilli.

Cette différence de réception dans Paris qu'éprouvèrent les deux frères du roi, avait tout l'air d'être préparée. Elle annonçait un parti formé, à la tête duquel on voulait mettre Monsieur. La suite prouva promptement que ce n'était qu'un de ces mouvemens populaires que l'instant produit, dont l'explosion s'éteint aussi promptement que le feu s'est allumé, indépendamment de ce que la réserve et le caractère de Monsieur sont bien loin de désigner un chef de parti.

L'asservissement où les grâces de la cour ont mis tous les grands seigneurs du royaume, les tient bien éloignés de la révolte; et il faut convenir que parmi eux, il y en a bien peu de propres à faire des conjurés. Ce n'est pas que le germe n'y soit et qu'on ne le voie se développer assez sensiblement. Ses progrès seront d'autant plus prompts, qu'on fera continuer avec plus de suite au roi le projet qu'on lui a fait adopter de retirer ses bienfaits. Car alors l'espoir d'en obtenir étant détruit, et le besoin ou la cupidité ne s'affaiblissant jamais, on cherchera à s'en procurer par force: tant il est vrai que les choses de la vie, dans les sociétés générales, comme dans les particulières, sont toujours les mêmes, et tournent dans un cercle que les hommes, constamment mus par leurs passions et leur inconstance, ramènent successivement! Sous les règues de Henri III,

Henri IV et les précédens, les troubles, les guerres de religion, les meurtres ont désolé le royaume. Le cardinal de Richelieu, sous Louis XIII, à force de caractère et de sang, intimida, mais ne détruisit point le germe de la révolte qui se réveilla pendant la minorité de Louis XIV. Ce prince, parvenu à l'âge de gouverner au moment où les esprits, fatigués de tant de troubles, de tant de sang versé, soupiraient après le repos, joignit à ces heureuses dispositions ses qualités personnelles, la grandeur, la magnificence et la facilité de répandre des bienfaits, seuls moyens de donner l'éclat si nécessaire an monarque, et d'en imposer à tous les cœurs, ainsi de les que La France ne fut plus agitée gagner. que par des guerres extérieures, et les malheurs de la fin du règne de Louis XIV ne diminuèrent en rien la crainte qu'il inspirait, ni le respect qu'on avait pour sa personne.

Louis XV jouit long-temps de l'ouvrage de son prédécesseur; mais s'étant totalement discrédité par son insouciance pour ses sujets et pour les affaires, par ses désordres, et par la conduite de ses dernières années, il laissa à Louis XVI, encore dans sa première jeunesse, un trône qu'il avait flétri, et des sujets qui ne connaissaient plus le respect dû à leur maître, et dont l'esprit était devenu mutin, indépendant par les leçons et la morale des philosophes. Une éducation totalement négligée, un pouvoir prématuré qui l'embarrassait, et dont

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