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Mort du chevalier de Muy, ministre de la guerre ; nomination de M. de Saint-Germain à sa place; d'autres événemens; caractère de quelques gens de la cour.

Écrit en 1781.

Le chevalier de Muy, assez bon ministre de la guerre pour avoir été regretté avec raison, depuis long-temps avait la pierre et en souffrait vivement sans en rien dire. Beaucoup de gens n'en furent instruits qu'au moment qu'on apprit qu'il venait de se faire faire l'opération, qui avait été aussi pénible que dangereuse; la pierre s'étant cassée en une infinité de petits morceaux qu'il avait fallu tirer un à un. Il n'y survécut que trois jours. Sa mort ouvrit la carrière de l'intrigue à tous ceux qui prétendaient à sa place. Depuis quelque temps différentes circonstances m'avaient encore plus rapproché de la reine et mis dans son intimité, au point que je puis dire qu'elle faisait peu de choses sans me consulter.

Occupée beaucoup, dans ce temps-là, de tout ce qui pouvait lui être avantageux, et persuadé qu'elle ne serait jamais rien, si elle ne faisait des ministres imposans par leur étoffe, en même temps qu'ils lui seraient entièrement dévoués; désirant d'ailleurs

la relever du dégoût qu'elle avait eu de ne pouvoir faire donner la marine à M. d'Ennery, je pensai que M. de Castries était l'homme qu'elle devait porter au ministère de la guerre. Convaincu de ses talens et de la probité délicate de son caractère, je me fixai à ce choix, et je ne m'attachai qu'à le faire adopter. M. de Castries, dans ce temps-là, était fort bien avec M. de Maurepas qui en faisait cas: je ne devais donc pas considérer ce ministre, dans cette circonstance, comme un obstacle à mon projet, ainsi qu'il l'avait été lorsque j'avais voulu mettre M. d'Ennery au ministère de la marine. Il n'y avait pas long-temps que j'avais raccommodé M. de Maurepas avec la reine : j'avais tout accès auprès de lui; ce fut donc sur lui que je fondai ma principale espérance pour réussir.

Il y avait deux ou trois jours que la cour était à Fontainebleau, lorsque M. de Muy mourut. Je partis sur-le-champ pour m'y rendre, et je rencontrai précisément M. de Maurepas qui relayait à Ponthierry. En lui parlant de l'événement, je lui dis que je lui rendais trop de justice pour croire aux bruits de Paris qui le disaient vouloir nous donner un homme de robe; qu'il avait trop blanchi sous le harnais pour n'être pas convaincu qu'une grande perruque ne convenait point à la tête du militaire de France; qu'il nous fallait un homme de notre espèce, et qu'entre ceux qui pouvaient convenir à cette place, je ne craignais point de lui nommer

M. de Castries, auquel je savais qu'il rendait justice, et qu'il aimait. M. de Maurepas me répondit des choses vagues, et ne dit rien qui pût me faire entrevoir sa façon de penser. Sa voiture étant attelée, il se hâta de prendre congé de moi, étant pressé d'arriver. On a prétendu que M. de Maurepas était parti de Paris dans l'intention de faire M. de Castries ministre de la guerre : la suite a prouvé que cette opinion était fausse, ou du moins qu'il avait promptement changé d'avis.

En arrivant à Fontainebleau, j'allai tout de suite chez la reine, à laquelle je représentai vivement, d'abord tous les inconvéniens de mettre un homme de robe à la guerre, ensuite la nécessité pour elle de présider au choix qui serait fait, lui répétant en cette occasion tout ce que je lui avais déjà dit lorsqu'il avait été question de M. d'Ennery. J'ajoutai qu'ayant échoué dans une première entreprise, il était d'autant plus nécessaire de l'emporter cette fois-ci. Je lui nommai M. de Castries comme ayant toutes les qualités nécessaires pour fixer son choix, et je l'assurai qu'elle pouvait compter sur lui comme sur moi-même. La reine, à son ordinaire, adopta toutes mes idées, et me promit qu'elle allait agir en conséquence.

Le lendemain, elle m'ordonna de la suivre à une promenade qu'elle faisait dans le parc. Je lui donnais la main pour descendre l'escalier; elle s'approcha de mon oreille, et me dit: Notre affaire va

bien; nous n'aurons sûrement pas un homme de robe. Je voulus lui faire quelques questions, mais, au lieu de me répondre, elle se mit à parler haut à ceux qui la suivaient. Cela m'étonna, et me fit examiner tout avec plus d'attention que je n'en aurais peutêtre eue dans toute autre occasion. Ce fut le premier instant du refroidissement et du manque de confiance qu'elle me témoigna.

Dans ce moment trois hommes se disputaient le crédit auprès de la reine: le duc de Coigny, M. le chevalier de Luxembourg et le duc de Lauzun. L'un était fin courtisan, c'est le premier, le second, homme d'esprit, mêlant des folies à son amabilité, croyant même à la magie; le troisième, homme romanesque, n'ayant pu être héroïque, comme lui disait une femme; voyant mal, s'étant fait aventurier au lieu d'être un grand seigneur, et d'avoir un jour les gardes-françaises auxquels il avait préféré un petit régiment d'hussards; du reste, plein de bravoure, de grâce dans l'esprit, d'élégance dans la tournure. Sa mauvaise tête l'a entraîné dans un parti qui ne devait pas être le sien: Dieu veuille qu'il n'en soit pas puni par ceux même qui l'ont égaré (1) !

(1) Il semble que le baron fit une prédiction. Le duc de Lauzun a péri sur l'échafaud, avec un courage qu'on ne peut oublier; et à ce dernier moment, donnant son cœur à Dieu et à son roi, il abjura des erreurs qu'il reconnaissait trop tard. (Note de M. de Segur.}

Je sentis bien que le refroidissement de la reine pour moi ne pouvait venir que de quelque intrigue ou de quelque tracasserie, n'ayant rien à me reprocher. Je résolus en conséquence de persister à la voir pour avoir une explication. Je fis part de ce que j'avais remarqué à la comtesse Jules de Polignac, qui me dit qu'elle se trouvait précisément dans la même position que moi; qu'elle avait remarqué du changement dans la façon d'être de la reine avec elle ce qui me confirma dans l'opinion que la comtesse Jules et moi, nous étions l'objet de quelques-unes de ces menées si fréquentes dans les cours. Elle se promit, ainsi que moi, de l'approfondir; et j'ai toujours soupçonné les trois hommes dont je viens de parler de m'avoir desservi.

Je fus plusieurs jours sans pouvoir aborder la reine; enfin elle me dit que je vinsse chez elle. Je débutai par lui rappeler que c'était elle qui avait voulu m'admettre dans son intimité; que n'ayant jamais eu aucun projet à la cour, et le rôle de courtisan ne convenant point à mon caractère, sans les bontés particulières qu'elle m'avait témoignées, je n'aurais jamais songé à lui vouer un attachement qui était devenu mon unique occupation depuis qu'elle n'avait permis de lui en donner journellement des preuves; que, n'ayant rien à me reprocher dans aucun genre, je ne pouvais attribuer qu'à quelque méchanceté la transition subite que je remarquais dans la façon dont elle me traitait;

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