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rise pas plus l'épicuréisme dans sa morale que dans sa métaphysique. Les sentiments ne sont bons que pour la conservation de notre corps et pour nous faire agir par instinct, au défaut de la raison; ils nous apprennent, non pas ce que les corps sont en eux mêmes, mais ce qu'ils sont par rapport à nous. Les corps en eux-mêmes n'ont rien de semblable aux sentiments que nous en avons; tandis que les sentiments nous montrent dans les corps des couleurs, du chaud et du froid, et toutes ces qualités sensibles que nous leur attribuons sur leur témoignage, la raison ne nous y découvre que des rapports de distance, des changements de parties. Malebranche recommande aussi de bien se garder de confondre l'évidence qui résulte de la comparaison des idées avec la vivacité des sentiments qui nous touchent et nous ébranlent. Plus nos sentiments sont vifs, et plus ils répandent de ténèbres.

L'imagination n'est qu'une suite et un retentissement des impressions des sens.. Elle est aussi produite par l'ébranlements des nerfs et des fibres du cerveau où ils aboutissent, avec cette différence que, pour la sensation, l'ébranlement va du dehors au dedans, tandis que, pour l'imagination, il vient du dedans. Les fibres du cerveau étant moins agitées, nous ne croyons voir que les images des objets et non les objets eux-mêmes. Malebranche définit donc l'imagination la puissance qu'a l'âme de se former des images des objets en produisant des changements dans la partie principale du cerveau. On trouve, dans la Recherche de la vérité, les hypothèses physiologiques les plus ingénieuses sur la mécanique de l'imagination, en même temps que les observations morales les plus délicates et les plus profondes sur toutes les erreurs où sans cesse elle nous précipite, soit directement, soit indirectement. Dans l'analyse des causes de nos erreurs, nous verrons avec quelle sagacité et quelle rigueur Malebranche signale et condamne tous ses dangereux écarts. Par

les sens et par l'imagination, nous ne connaissons pas, nous ne faisons que sentir. Les sens et l'imagination sont la sphère de l'erreur et des ténèbres. Il n'y a de lumière que dans les idées, nous ne connaissons que par l'entendement pur. Ne pas confondre entre sentir et connaître, voilà le plus grand des préceptes, selon Malebranche, pour éviter l'erreur. Qu'est-ce donc que connaître, et qu'entend Malebranche par les idées ? Nous venons de voir que c'est Dieu qui produit en nous directement les sentiments, indė– pendamment des objets et de notre activité propre, allons voir qu'il est aussi l'unique acteur dans l'entendement pur et même dans la volonté.

nous

Malebranche fait Dieu le seul auteur des idées comme des sentiments, mais tandis que Dieu excite et produit en nous les sentiments, il nous découvre en lui les idées. Qu'entend Malebranche par idées, comment Dieu les contient-il et comment nous les découvre-t-il en son sein? Comment connaissons-nous toutes choses, les corps, les âmes et Dieu, le particulier et le général, le contingent et l'absolu? Malebranche résout toutes ces questions par la doctrine fameuse de la vision en Dieu. Il faut tout d'abord y distinguer deux parties l'une relative à la connaissance des choses matérielles et contingentes, l'autre aux vérités immuables et éternelles. Par la première, Malebranche nous paraît justement encourir la plupart des reproches et des critiques d'Arnauld, par la seconde, au contraire, il nous paraît avoir perfectionné Descartes, et exercé la plus heuseuse influence sur la plupart des philosophes cartésiens ses contemporains ou venus après lui.

Il a varié dans la manière dont il entend et explique la vision des choses matérielles en Dieu. La vision en Dieu n'est pas dans la Recherche de la vérité ce qu'elle est dans les Éclaircissements et dans les ouvrages ultérieurs. Exposons d'abord

sous sa première forme la doctrine de la vision des corps en Dieu, puis nous tiendrons compte des changements considérables que plus tard Malebranche lui a fait subir. Le désir de terminer à Dieu toute connaissance, comme à son principe el à son objet, l'attribution exclusive de toute efficace sur les esprits et les corps à la substance divine, la doctrine de Descartes qui semble dépouiller les objets des qualités sensibles pour en faire de pures modifications de l'âme, voilà les principales raisons qui ont poussé Malebranche à la singulière imagination de cette nouvelle spiritualité, pour parler comme Arnauld, que nous voyons les corps en Dieu. La première explication qu'il en donne dans la Recherche de la vérité, et que nous allons d'abord exposer, est sans contredit encore plus malheureuse et plus bizarre que son étendue intelligible. Tout le monde, selon Malebranche, convient que l'âme n'aperçoit que ce qui est intimement uni avec elle, mais nous apercevons le soleil et les étoiles, et cependant il n'est pas vraisemblable que notre âme sorte du corps pour aller se promener dans les cieux; donc l'objet de l'âme, quand elle aperçoit le soleil, ne peut être le soleil sensible. D'ailleurs, ue voyons-nous pas les corps, même quand ils ne sont pas, comme dans le rêve et dans la folie? De là encore cette conclusion nécessaire que l'objet immėdiat de la perception de l'esprit n'est pas le corps, mais quelque chose qui est intimement unie à l'âme, quelque chose sans quoi jamais la perception ne peut avoir lieu, à savoir, l'idée. Malebranche distingue l'idée de la perception comme ce qui est perçu de ce qui perçoit, et il la définit l'objet immédiat de l'esprit apercevant quelque chose hors de lui. Nous ne pouvons apercevoir un objet qu'autant que s'offre à notre esprit l'idée qui le représente, mais ce n'est pas à dire qu'il doive exister réellement en dehors de nous un objet correspondant à cette idée. Dépourvus de toute efficacité pour agir sur notre esprit, les objets réels, par-delà les idées, demeu

rent à jamais pour nous invisibles; ils sont comme s'ils n'étaient pas, ils n'ont, au regard de la raison, qu'une existence problématique. Nous avons, au contraire, la certitude de l'existence de l'idée, objet immédiat de la perception, quoique la plupart des hommes, abusés par les sens, s'imaginent que l'objet existe tel qu'ils le voient et que l'idée n'est rien. Mais les idées ont un grand nombre de propriétés, comment seraient-elles un pur néant? Sans doute, l'existence des idées est certaine, sans doute elles ne sont pas un pur néant, mais suit-il de là, comme le veut Malebranche, qu'elles subsistent réellement en dehors de l'entendement, qu'elles soient de petits êtres d'une nature spirituelle et que les corps n'aient qu'une existence problématique? Cette transformation bizarre des idées en autant de petits êtres représentatifs qu'il y a d'objets à représenter, caractérise la première forme donnée par Malebranche dans la Recherche de la vérité à son sentiment de la vision des corps en Dieu. Telle est donc la nature des idées; mais d'où viennent-elles, où résident-elles et comment se communiquent-elles à nous ? Malebranche passe en revue toutes les hypothèses sur l'origine des idées pour arriver à la seule vraie par l'élimination de toutes les autres. Ou elles viennent des corps, ou l'âme a la puissance de les produire, ou Dieu les produit avec elle en la créant, ou il les produit toutes les fois qu'on pense à quelque objet, ou l'âme a en elle et voit en elle toutes les perfections qu'elle croit voir dans les corps, ou enfin elle est unie à un être tout parfait qui renferme toutes les idées des êtres créés; voilà comment il résume fort arbitrairement toutes les hypothèses possibles sur leur origine, pour les renverser toutes successivement, au profit de la dernière avec ces prétendus axiômes, que l'âme et les corps sont incapables de toute action réciproque et que les idées sont des êtres. D'abord il déploie beaucoup plus de dialectique, qu'il n'est nécessaire, contre l'hypothèse grossière que les idées sont des images

qui s'échappent des corps et viennent frapper nos organes, tandis qu'il traite fort légèrement la seconde hypothèse, plus digne d'attention, qui fait dériver toutes les idées de l'âme elle-même excitée par les impressions du dehors. Mais tout d'abord il la condamne comme une de ces mauvaises pensées qui viennent de notre fond vain et superbe et que le Père des lumières ne nous a pas données, parce qu'elle élève l'homme en lui attribuant quelque pouvoir. Les idées sont des êtres et des êtres spirituels; si donc l'âme les produisait, elle aurait la puissance créatrice qui n'appartient qu'à Dieu. Nous verrons le P. Boursier s'emparer de cet argument en faveur de la prémotion physique, avec cette seule différence qu'il fait des idées non pas de petits êtres, mais de nouveaux degrés d'être. D'ailleurs, pour produire une idée il faudrait, selon Malebranche, que déjà l'âme eût cette idée, tout de même qu'un peintre ne peut représenter un animal qu'il n'a jamais vu. En effet, c'est une conséquence de la négation de toute efficace des objets sur l'âme, et de tout concours de leur action et de l'activité de notre esprit à la production d'une idée. D'où vient donc ce préjugé universel par lequel nous nous attribuons à nous-mêmes la production de nos idées ? Malebranche en découvre l'origine dans l'habitude où nous sommes de juger qu'une chose est cause d'une autre quand elles sont toujours jointes ensemble. Nous avons d'ordinaire les idées des objets dès que nous le souhaitons, et voilà pourquoi nous jugeons que notre désir ou notre volonté en est la cause, tandis qu'en bonne logique, nous devrions nous borner à conclure que, selon l'ordre de la nature, notre volonté est l'antécédent ordinaire et non la cause de nos idées.

il op

A l'hypothèse de toutes nos idées créées avec nous, pose le principe de la simplicité des voies. Le nombre des idées est infini, et Dieu serait obligé de créer un nombre infini d'idées en dépôt dans chaque esprit. Mais ne pourrait-il

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