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front de l'heureux Bonaparte, et la grandeur salutaire des institutions semble justifier les violences du coup d'état du 18 brumaire.

Il ne manque plus au nouveau législateur que d'être fondateur dans sa patrie. La constitution de l'an 8 ouvre tout à coup le 19me siècle, proclame Bonaparte premier consul pour dix ans, et annonce à son collègue Sieyes que le règne des théories est passé. Celui-ci a la sagesse de se soumettre sans plainte à la fortune qu'il avait prédite le jour de son installation, et il va se réfugier dans le sénat, hospice politique qu'il a fondé lui-même pour servir d'asile aux vétérans de la révolution. Cambacérès, ministre de la justice, remplace Sieyes au consulat, et l'ex-constituant Lebrun est nommé troisième consul. Roger-Ducos, habitué à suivre la marche de Sieyes, est également absorbé par le sénat. Quatre pouvoirs émanent de la constitution de l'an 8: le consulat, qui a l'initiative des lois; le tribunat, qui les discute; le corps-législatif, qui les décrète; et le sénat, qui en est le conservateur. Un conseil complète l'œuvre politique du nouveau système, sous la présidence du premier consul, qui, par une brusque innovation, a placé son nom à la tête des actes du gouvernement. Ce conseil forme une exception dans l'état, prépare un autre temps, et est d'autant plus dévoué à son fondateur, qu'il est révocable par lui seul. La constitution, dépouillée des titres primitifs de la liberté pour laquelle la France se battait depuis dix ans,

fut soumise illusoirement au vote du peuple. Les droits de l'homme, les assemblées primaires, la liberté de la tribune et celle de la presse, ces quatre bases fondamentales de la révolution française, ne sont pas mentionnées

dans la charte consulaire : cette charte fut acceptée comme elle avait été proposée: Bonaparte l'octroya au nom de la république une et indivisible. Toutefois, c'est lui seul qui gouverne. Ses deux collègues n'ont que voix consultative. Bonaparte, investi de l'initiative des lois et de leur exécution, est chargé exclusivement de la conduite et de la sûreté de l'état; il hérite dans un jour de la monarchie et de la révolution. Le palais des Tuileries devient le palais consulaire, celui du Luxembourg est donné au Sénat, le Palais-Royal au Tribunat, le palais Bourbon au Corps -législatif. La translation du Consulat, du palais du Luxembourg à celui des Tuileries, fut l'objet d'une brillante cérémonie, où fut développé tout le luxe de la royauté militaire. Mais Bonaparte habite seul le palais. En peu de jours on passa rapidement de la familiarité des sociétés républicaines du directoire, à l'étiquette des réunions au palais des Tuileries; le premier consul eut des cercles; on alla à la cour chez Bonaparte. Le titre de citoyen disparut de la conversation, et le négligé fut banni du costume. Chacun faisait son apprentissage, le maître et les courtisans, et on lisait sur l'un des corps de garde du palais de Bonaparte : Le 10 août 1792, la royauté fut abolie: elle ne se refèvera jamais.

Tel était le génie de cette époque si historique, que le pouvoir devait ressembler à l'égalité, et l'obéissance à la liberté.

Bonaparte, en s'installant seulau palais de la monarchie, la replaça sur la scène, et peut-être son secret ne fut-il alors si bien gardé que parce qu'il était celui de tout le monde. Aussi, à l'aspect de cette pompe et de ces mœurs renouvelées, la séduction gagna les royalistes. Ils virent Monck dans Bonaparte, prirent, leurs souvenirs pour des espérances, et leurs désirs pour des réalités. Toute fois rien n'échappait, ni à l'œil pénétrant, ni à l'infatigable activité du premier magistrat de la république. Il gouvernait et créait à la fois tous les intérêts de la gloire et de la prospérité de la France. Une négociation habile et franche avec l'Angleterre brisa les vieux obstacles élevés par le régime révolutionnaire, et prépara une paix prochaine. De toutes les légitimations extérieures, celle du gouvernement anglais était la plus importante à obtenir. Pendant la discussion de cette grande affaire, Paris voyait revenir avec joie les déportés du 18 fructidor, et avec étonnement, deux princesses de la maison de Bourbon. Les prêtres détenus à Oléron revinrent vieillir dans leurs familles. Des secours furent donnés aux colons de Saint-Domingue; une nouvelle organisation, au régime des prisons. La statue de Saint-Vincent de Paule fut placée à l'hospice de la maternité. L'ancien archevêque de Paris, Juigné, prélat octogénaire, revit son ancien diocèse. Des obsèques solennelles furent décernées aux cen

dres du pape Pie VI, mort sous le directoire, à Valence. La banque de France, honorable monument d'une haute conception financière, fut établie, et la fortune publique et particulière eut sa garantie. Paris fut embelli par deux ponts nouveaux, l'un qui prit le nom de la Cité, et l'autre, qui recut depuis de la Victoire le nom d'Austerlitz. Bonaparte alla audevant de l'émigration, qui était sans asile au milieu de la cruelle hospitalité étrangère. La liste des émigrés fut fermée, et la France leur fut rendue. La guerre de la Vendée s'était rallumée; elle avait été terminée en un mois par la mort de quelques chefs, la soumission de MM. d'Autichamp, de Chatillon, et du fameux Georges Cadoudal, et par la conquête que fit le premier consul des deux chefs les plus importans, l'abbé Bernier, curé de Saint-Laud d'Angers, et M. de Bourmont. L'ordre judiciaire et l'ordre administratif, avilis par les forfaitures et l'anarchie des époques révolutionnaires, avaient fixé toute l'attention du premier consul, et repris la place qu'ils devaient occuper dans la prospérité nationale. Une loi avait réorganisé les tribunaux. Ceux de district, souillés de tant de souvenirs, étaient remplacés par ceux d'arrondissement. Un tribunal criminel fut donné à chaque département. Le territoire de la république fut divisé en vingtneuf cours d'appel, et la réforme avait épuré aussi le tribunal suprême, celui de cassation. La magistrature était redevenue une carrière, et la justice un asile. Une nouvelle division de la France ad

ministrative fut établie. Les préfectures avaient remplacé les directoires de département. Au nom de districts fut substitué celui d'arrondissemens, dont chaque chef-lieu fut le siége d'une souspréfecture. Des conseils de départemens et de municipalités défendirent les intérêts des administrés, et des conseils de préfecture furent institués pour régler le contentieux de l'administration. Les noms les plus honorables reparurent dans les fonctions judiciaires et administratives, et, pour la première fois depuis la révolution, de véritables protecteurs furent donnés aux premiers intérêts du peuple.

Au milieu de tous ces travaux intérieurs de la plus haute et de la plus paternelle sagesse, une négociation importante occupait le chef de l'état. Les relations des républiques française et américaine, si naturelles et si utiles aux nouveaux intérêts, avaient été dédaignées et rejetées par le directoire, qui avait eu l'impéritie de faire porter sur le commerce le coup d'état du 18 fructidor, en fermant orgueilleusement les ports de France aux bâtimens neutres. La réparation d'une injustice et d'une calamité de cette nature ne pouvait échapper au premier consul, qui, en rouvrant les ports, ouvrit de nouvelles communications avec le congrés américain. Elles furent accueillies; les plénipotentiaires des Etats-Unis se rendirent à Paris pour traiter. Cette importante négociation fut consacrée par le deuil public ordonné par Bonaparte, pour la mort du fondateur de la liberté

américaine. Un autre honneur fut décerné encore à Washington, par le fondateur de la régénération française. Une habile et heureuse combinaison réunit au temple de Mars (l'église des Invalides) la cérémonie funèbre de Washington, et la présentation des drapeaux conquis à Aboukyr. Le vainqueur d'Aboukyr semblait déposer ses trophées sur la tombe du vainqueur de l'Angleterre, et partageait ainsi l'hommage rendu au grand citoyen, qui avait triomphé du despotisme et affranchi son pays. L'éloge politique de Washington fut confié à Fontanes, qui comprit et qui remplit toute la pensée de Bonaparte. Le discours guerrier sur la victoire d'Aboukyr, fut prononcé par l'illustre général Lannes. «Puissances » coalisées, s'écria le général, si » vous osiez violer le territoire, et >> que celui qui nous fut rendu par >> la victoire d'Aboukyr fît un appel » à la nation, vos succès vous se>> raient plus funestes que des re>> vers.» Berthier, ministre de la guerre, répondit à l'orateur, et expliqua ainsi cette menaçante apostrophe. «Au moment, dit-il, » de ressaisir les armes protectri»ces de notre indépendance, si »l'aveugle fureur des rois refuse » au monde la paix que nous lui »> offrons, jetons un rameau de »laurier sur les cendres du héros » qui affranchit l'Amérique du joug »des ennemis les plus implaca»bles de notre liberté, et que son >> ombre illustre nous montre au>> delà du tombeau, la gloire qui >> accompagne la mémoire des li»bérateurs de la patrie.>> Fontanes se leva, loua dignement Washing

>>

ton, et ajouta : « Il est des hommes >> prodigieux qui apparaissent d'in>>tervalle en intervalle sur la scène » du monde, avec le caractère de >> la grandeur et de la domination. >> Une cause inconnue et supérieure >> les envoie, quand il en est temps, >> pour fonder le berceau ou répa>>>rer les ruines des empires. C'est >> en vain que ces hommes dési»gnés d'avance se tiennent à l'é>>> cart: la main de la fortune les » porte rapidement d'obstacles en >> obstacles, de triomphes en triom>>phes, jusqu'au sommet de la puis»sance. Une sorte d'inspiration >> surnaturelle anime toutes leurs >> pensées. Un mouvement irrésis>»tible est donné à toutes leurs en>>treprises; la multitude les cher>>che encore au milieu d'elle, et »ne les trouve plus elle lève >> les yeux en haut, et voit, dans » une sphère éclatante de lumière >> et de gloire, celui qui ne sem>> blait qu'un téméraire aux yeux » de l'ignorance et de l'envie, etc.>> Ainsi, de cette cérémonie militaire et funèbre sortirent plusieurs oracles, celui de la paix avec le Nouveau-Monde, celui de la guerre avec l'ancien, et l'apothéose de Washington et de Bonaparte. Cette journée eut un grand carac tère: elle exalta l'opinion, la justifia, et contribua puissamment à affermir la base de cette grandeur, qui devait élever momentanément la France au-dessus de toutes les puissances du globe.

Cependant, renfermé dans l'aus térité d'une vie de travail, dérobant la nuit au sommeil, actif, tempérant, simple, frugal, l'homme de la destinée française semblait un Spartiate, maître du pa

lais de Xerxès, indifférent et étranger à l'éclat de sa puissance, n'en conservant que la force, et la ployant aux habitudes de sa nature et aux volontés de son génie. Son âme, trop vaste déjà pour ne connaître que les limites de la France, se répandait au dehors, et proposait à la méditation de l'Europe les essais d'une autorité jusqu'alors inconnue. Ainsi il donnait à la Suisse une constitution nouvelle, et s'établissait sans obstacle le médiateur et l'arbitre de ses intérêts; ainsi le sénat de Hambourg, qui cherchait à se justifier d'avoir livré au gouvernement anglais les patriotes irlandais protégés par la France, était cité à son tribunal, et recevait de Bonaparte cette sentence foudroyante: «Votre lettre ne vous »justifie pas. Le courage et les ver>> tus conservent les états: les vi>> ces les ruinent. Vous avez violé »l'hospitalité. Cela ne fût pas ar»rivé parmi les hordes les plus » barbares du désert. Vos conci»toyens vous le reprocheront à »jamais. Les infortunés que vous » avez livrés mourront illustres : >> mais leur sang fera plus de mal »à leurs persécuteurs que n'au>> rait pu faire une armée. » l'Autriche, toujours présomptueuse dans ses succès, avait refusé de négocier. L'empire, la Bavière et la Porte, également entraînés par l'or et les intrigues de l'Angleterre, armaient contre la France. La nouvelle coalition reprit encore un caractère de croisade contre la révolution, et la nation française, outragée par cette personnalité, accepta la guerre conduite par Bonaparte avec la même joie

qu'elle avait accepté l'espérance de la paix. Il y a toujours eu entre le peuple français et ses chefs une intelligence, un accord, un sentiment commun d'honneur national, qui se retrouvent dans tous les âges de la monarchie. Il n'y a pas de peuple qui sache mieux juger sa fortune, qui sente mieux le besoin de la guerre, ou celui de la paix. L'armée d'Italie était retombée dans le même état de pénurie où Bonaparte l'avait trouvée, quand il en prit lecommandement, et la France ne possédait plus rien en Italie. Pour en faire le théâtre d'une guerre nouvelle, il fallait en porter une autre sur le Rhin, et toutes les forces de la république n'excédaient pas 150,000 hommes. La contagion régnait dans les hôpitaux, et avait emporté le brave Championnet, qui avait aus si laissé un beau nom en Italie. Cependant, à la voix du premier consul, toute la France s'émeut, elle sait qu'elle va être vengée. L'Italie s'émeut aussi, elle sent qu'elle va être délivrée. Les cruautés de la réaction royale ensanglantaient le royaume et la ville de Naples, et la proscription autrichienne frappait les magistrats des républiques italiennes, reconquises par le général Mélas.

La nouvelle armée, forte de 100,000 hommes, de 40,000 chevaux, et de la plus redoutable artillerie qui eût alors suivi le drapean français, semble sortir de la terre comme par enchantement. On ne se servit ni des lois ni des autres moyens coactifs pour la créer. La nation entière, qui avait voté la guerre, donna l'armée. Jamais armée ne fut plus françai

se, jamais chef ne fut plus populaire. Bonaparte, en faisant unappel à la gloire nationale, eut tout à coup pour auxiliaires l'amour de la France et de l'Italie, la neutralité du roi de Prusse, de la Suède et du Danemark, et la rupture de la Russie avec l'Autriche. Son génie s'en donne un autre non moins puissant, c'est l'incertitude où l'impénétrabilité de ses combinaisons jette la maison d'Autriche sur le champ de bataille où il veut se mesurer encore avec elle. Dijon est le point central de la réunion de l'armée dite de réserve. La position du rendez-vous général des forces nouvelles, à distance égale de Bâle, de Martigny et de Chambéry, détourne l'attention depuis long-temps portée sur le Var par les mouvemens d'invasion dont Mélas, à la tête de 150,000 hommes victorieux et bien approvisionnés, menace les 25,000 soldats intrépides et nus que commande Masséna. Mais Bonaparte a conçu la guerre d'Annibal contre Rome, et celle de Rome contre Carthage : la cruelle science des armes va donner encore à l'esprit humain l'honneur des plus hautes conceptions du génie.

Le but de la guerre était de conquérir les deux bassins du Danube et du Pô: il fallait y descendre. Le directoire, en étendant ses bases d'opérations depuis la Hollande jusqu'à l'embouchure du Var, cherchait inutilement à envelopper de ses lignes éloignées l'ennemi qu'elles laissaient maître du centre. La difficulté était de manoeuvrer simultanément sur des bases de cent lieues, et de li

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