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Pendant que Bonaparte marchait sur Vienne par les défilés de la Carinthic, l'état de Venise levait des troupes pour lui fermer sa rentrée en Italie; et tandis qu'il stipulait à Léoben la cessation de l'effusion du sang, les nobles et les prêtres de Venise tramaient une vaste conspiration sur tous les points de sa domination en terre ferme, et la capitale donnait ellemême l'exemple d'une lâche proscription contre les Français et leurs partisans. Le silence effrayant qui présidait aux supplices, en voilait aussi l'exécution. Le meurtre des Français, commandé par le sénat, était prêché dans les églises : 40,000 paysans, io bataillons esclavons, avaient été organisés pendant les solennités de la semaine sainte; le sénat avait ordonné aux habitans de Padoue, de Vicence, de Véronne, de courir aux armes. Cette provocation, qui, sous un autre gouvernement, n'eût été que le signal de la guerre, est le signal de l'assassinat pour celui de Venise. La deuxième fête de Pâques, au son de la cloche, tous les Français sont égorgés à Véronne, dans les maisons, dans les rues, dans les hôpitaux on donne la mort aux blessés; on n'attend pas celle des mourans. Ce crime inouï aura aussi un nom nouveau, qui associera la plus grande atrocité d'un gouvernement despotique, à la plus grande solennité du christianis me. Il sera à jamais connu sous le nom de Paques vénitiennes; nom plus affreux encore que celui de Vepres siciliennes. Ce nom qui reste au forfait de Véronne, fut mentionné dans le traité de paix

du 16 mai 1797, signé à Milan entre le général Bonaparte et les plénipotentiaires de Venise. De tels attentats ne pouvaient être impunis, et la destruction de l'aristocratie vénitienne dut seule les expier. Le lion de Saint-Marc fut détruit pour toujours par Bonaparte, qui mérita réellement alors, par l'anéantissement du plus exécrable pouvoir que l'oligarchie ait jamais enfanté, le glorieux surnom de libérateur de l'Italie. Le11 mai, le grand-conseil avait abdiqué, les nobles avaient pris la fuite. Les ambassadeurs étrangers awaient également, par leur départ précipité, signalé et la vacance du gouvernement près duquel ils étaient accrédités, et la crainte d'être compris dans le juste ressentiment du vainqueur. Le gouvernement démocratique qui avait tant illustré la fondation de la république de Venise, vint se rasseoir, après cinq siècles de proscriptions, sur les ruines de l'autocratie de quelques familles. Ce signal est entendu de la ville de Gènes, qui reçoit de son ancienne rivale l'exemple d'une régénération salutaire. C'est encore un Doria qui l'appelle à la liberté, et le nom de république ligurienne lui est donné par le fondateur des nouvelles républiques d'Italie. La plus puissante est celle qui se compose de toutes les possessions de la maison d'Autriche et de la Romagne: c'est la Cisalpine, dont la constitution politique eût régénéré, et réuni peut-être l'Italie entière, si quelques années plus tard le génie du despotisme n'eût détrôné celui de la liberté, replacé les royaumes sur les ruines des

républiques naissantes, et détruit l'espoir des nations par le rappel des institutions despotiques, dont la chute était toute l'œuvre de la révolution française. A l'époque où nous écrivons, l'Italie jette sans doute un regard irrité sur de tels souvenirs, et oppose peut-être cette mémoire sacrée à l'agression à laquelle elle est en proie. La Romagne n'aura pas oublié la fameuse homélie du citoyen cardinal Chiaramonti, aujourd'hui pape, alors évêque d'Imola, où ce vénérable prélat disait : « Oui, >> mes très-chers frères, soyez bons >> chrétiens, et vous serez d'excel»>lens démocrates. >>

Le général Bernadotte, dont la réputation militaire s'élevait, comme celle de tous les généraux de l'armée d'Italie, à l'ombre de celle de son général en chef, arrive à Paris, chargé de drapeaux autrichiens. Ces trophées envoyés par la gloire, y sont encore reçus par la liberté. D'autres les suivent bientôt. Ce fut Augereau qui les apporta au directoire. C'était à cette époque à laquelle le 18 fructidor donna son nom; époque qui renouvela les prétentions de la royauté, qui prédit la chute du gouvernement directorial par les violations qu'Augereau exerça sur la représentation nationale; à cette époque enfin, qui traça la route du pouvoir à tout ambitieux qui voudrait faire de sa gloire un moyen, et de l'armée un complice. Bonaparte était déjà l'homme que regardaient tous les partis. Celui de la royauté manqua sa mission au quartier-général du vainqueur de la maison d'Autriche. Le républicain Augereau fut

porteur de l'adhésion du maître de l'Italie aux mesures fructidoriennes, qui méritaient le nom de réac tion et non celui de révolution. Le choix qu'il fit d'Augereau, dont la nullité lui était alors dévouée, éloigna du théâtre des affaires, où l'anxiété du directoire l'avait soudainement appelé, le général Hoche, homme ambitieux, habile, aussi grand politique que grand militaire; et l'absence du pouvoir fut dès lors indiquée par celui qui, à trois cents lieues de la capitale, osait s'y faire représenter. Le directoire, qui craignait le général Hoche, accepta Augereau comme un appui, tandis qu'il n'était qu'un prête-nom. Il le nomma commandant de Paris, le chargea de ses proscriptions sur les deux conseils, et organisa, sous l'influence des proclamations de Bonaparte à son armée, la misérable et odieuse terreur qui suivit la journée du 18 fructidor. Par cette habile combinaison, Bonaparte désespéra la royauté et compromit le directoire. Celui-ci ne sait pas que le coup d'état qu'il a fait exécuter par les troupes sur la représentation nationale et sur luimême, anéantit la liberté, et prépare le gouvernement militaire. Après cet événement, que le directoire appelle ridiculement une victoire, il se hâte, pour donner à son installation une garantie antérieure, agréable à la France et imposante pour l'Europe, de comclure la paix avec la maison d'Autriche. Le 16 vendémiaire an 6 (17 octobre 1797), Bonaparte, redevenu l'homme du directoire, signe à Campo-Formio ce fameux traité, qui donne à la république

la possession des Pays-Bas autrichiens, de cette Belgique à jamais française, et qui reconnaissait l'indépendance de la république cisalpine, moins connue aujourd'hui sous le nom de royaume Lombardo-Vénitien. De cette époque si glorieuse pour la France, date toutefois l'asservissement de Venise, injustement cédée à l'Autriche, de cette république dont la vénérable antiquité ressuscita les grands souvenirs de Rome, et qui méritait d'être proclamée libre dans un traité fait au nom de la liberté. Le jour où il fut signé recommencèrent, sur l'état de Venise, les droits que la maison d'Autriche a réclamés avec tant de succès au congrès de Vienne, en 1814, sans toutefois en rappeler l'origine. La république française disposa d'un état indépendant, et l'effet de son injustice dure encore.

Après la conclusion de ce traité, qui donna à la France une prépondérance de premier ordre dans la balance de l'Europe, Rome se hâta de reconnaître la république; et Bonaparte, pacificateur, reçut l'ordre d'aller présider, au congrès de Rastadt, la légation française. Le 1 décembre, il y si gna, avec le comte de Cobentzl, la convention militaire relative à l'évacuation respective des deux

armées.

Un mois auparavant, le directoire, embarrassé du repos prochain de son général, l'avait nommé au commandement de l'armée des côtes de l'Océan, rassemblée contre l'Angleterre. Cette destination illusoire, qui n'était alors qu'orgueilleuse, ne pouvait

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tromper la pénétration du général, qui, habitué à voir son ennemi, à le suivre, à le battre, ne pouvait se contenter des spéculations de la gloire et de la vaine démonstration de la guerre. Mais quelques années après, le premier consul se souvint de cette pantomime militaire du général Bonaparte, et en fit le roman de la descente en Angleterre, dont les champs d'Austerlitz virent le dé

noûment.

Bonaparte quitta Rastadt, pour venir triompher à Paris. L'enthousiasme populaire embarrassa le directoire, qui comprit tout son danger en voyant l'ivresse publique. Il fut justement effrayé de cette puissance de la gloire, à laquelle il devait se soumettre lui-même, trop faible qu'il était pour la braver ou pour la récompenser. Toute sa politique se réfugia dans une fête extraordinaire, triomphale, inusitée, dont la pompe excessive montra sa faiblesse au lieu de sa grandeur. Cette exagération de la reconnaissance du directoire ne trompa personne, ni celui qui en était l'objet, ni la foule toujours éclairée des spectateurs. Cette fête eut lieu le 20 frimaire (10 décembre), en présence des ambassadeurs d'Espagne, de Naples, de Sardaigne, de Prusse, de Danemark, du grand-seigneur; des ministres des républiques batave, cisalpine, helvétique, ligurienne, genevoise, et des envoyés de Toscane, de Wurtemberg, de Bade, de Francfort et de Hesse-Cassel. La vaste cour du Luxembourg fut disposée pour cette solennité inconnue, à laquelle aucun édifice public ne

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trophée. Les lettres, les arts, déposaient leurs tributs aux pieds du héros de la patrie. Le royaliste Bonald lui offrit son livre, et le républicain David son pinceau. Le peintre voulait le représenter à cheval au pont d'Arcole ou de Lodi : « Non, répondit Bonaparte, »j'y servais avec toute l'armée. Re»présentez-moi de sang-froid sur >> un cheval fougueux. » L'ivresse exaltait toutes les têtes, le cri de vive Bonaparte! était devenu national.Cependant pour donner une diversion à l'attention publique, et du repos à la reconnaissance chagrine du directoire, Bonaparte partit pour l'inspection de son armée d'Angleterre; et après avoir parcouru les côtes du Nord, de la Normandie et de la Bretagne, il revint à Paris, rempli d'un projet qui devait l'affranchir de la méfiance du directoire, et de la nullidu commandement dans lequel on prétendait l'exiler.

pouvait suffire. Les drapeaux con-
quis en Italie étaient groupés en
dais au-dessus des cinq directeurs.
Ils étaient pour eux l'épée de Da-
moclès. Bonaparte remit solen-
nellement au directoire le traité
de Campo-Formio. On remarqua
alors cette phrase du discours
qu'il adressa aux directeurs : « De
» la paix que vous venez de con-
>> clure date l'ère des gouverne-
» mens représentatifs.» Il termina
par cette prophétie devenue de-
puis si conditionnelle : « Lorsque
le bonheur du peuple français
>> sera assis sur les meilleures lois
» organiques, l'Europe entière de
» viendra libre.» Barras, chargé de
répondre au nom du directoire,
dit que la nature avait épuisé
toutes ses richesses pour créer Bo-
naparte: Bonaparte, ajouta-t-il,
a médité ses conquêtes avec la
pensée de Socrate : il a réconcilié
l'homme avec la guerre. Les di-té
recteurs, drapés en costume anti-
que, d'une magnificence théâtra-
le, étaient éclipsés par le général,
vêtu de l'uniforme de Lodi et d'Ar-
cole. Cet habit était simple alors,
et laissait voir tout entier le guer-
rier qui le portait. Quelques jours
après, les conseils lui donnèrent
une fête aussi brillante dans la
galerie du Muséum, au milieu des
trophées de ses conquêtes d'Italie,
et le département nomma rue de
lai'ictoire, la rue Chanteraine, où
Bonaparte avait sa maison. L'ins-
titut le choisit pour remplacer
Carnot, alors proscrit comme
royaliste. Le ministre des affaires
étrangeres, Talleyrand, lui offrit
également une fête, où la belle
cantatrice Grassini chanta encore
une gloire dont elle était aussi un

Ce projet était la mémorable expédition d'Égypte, devenue monumentale pour les connaissances humaines. Une ancienne méditation qu'il avait nourrie secrètement au milieu de ses triomphes d'Italie, et dont le savant Monge eut peut-être seul la confidence à Milan, reprit alors dans son esprit la place qu'il semblait lui avoir destinée d'avance: comme si, prévoyant au comble de la gloire les infidélités du sort, il se fût interdit dès lors de laisser aucune lacune dans sa vie, et se fût imposé d'avoir une fortune à lui, dont il ne répondrait qu'à la postérité.

Pendant ses loisirs de Passeriano, où fut convenu le traité si

gné depuis à Campo-Formio, le pacificateur avait adressé à l'escadre de l'amiral Brueys, stationnée dans la mer Adriatique, la proclamation suivante: «Camarades, » dès que nous aurons pacifié le >> continent, nous nous réunirons » à vous pour conquérir la liber»té des mers. Sans vous, nous » ne pouvons porter la gloire du »> nom français que dans un petit » coin du continent avec vous, »> nous traverserons les mers, et >> la gloire nationale verra les ré»gions les plus éloignées. » Cette proclamation était un ordre du jour pour l'Europe. L'Angleterre y fit plus d'attention que la France. Mais au retour de son inspection des côtes de l'Océan, Bonaparte, convaincu de la nullité du commandement fastueux de l'armée d'Angleterre, proposa avec chaleur au directoire de donner à cette guerre une direction, un but, qui la rendissent réellement nationale, soit en attaquant cette puissance dans son empire d'Asie, soit en détruisant son commerce par l'occupation de l'Égypte. Le plan de cette dernière expédition, dont le succès démontré infaillible, ouvrait la route de l'Inde à la gloire française, fixa toute l'attention du directoire, et lui parut satisfaire tous ses intérêts, dont le moindre n'était pas sans doute l'éloignement de celui qui avait donné la paix à l'Autriche, et qui, à son départ de Milan pour Rastadt, avait promis une autre guerre à l'armée. «Soldats, » disait-il, je pars demain pour Ras >>tadt. En vous entretenant des >> princes que vous avez vaincus, >> des peuples qui vous doivent

»leur liberté, des combats que >> vous avez livrés en deux campa» gnes, dites-vous, dans deux campagnes nous aurons plus »fait encore. »

La méfiance et l'amertume, qui régnaient habituellement, dans les conférences du Luxembourg, entre le directoire et Bonaparte, prouvaient plus que jamais la nécessité de faire cesser une rivalité qui partageait la France et divisait le directoire lui-même. Aussi le gouvernement alla-t-il avec empressement au-devant de la proposition de Bonaparte; et l'activité qu'il mit à disposer en secret tous les moyens qui devaient assurer le succès de l'expédition, n'était pas étrangère au sentiment d'une sorte de reconnaissance pour celui qui en s'assurant l'indépendance, la rendait au directoire. La France apprend tout à coup que 50 mille hommes, dont 10 mille marins, sont réunis dans les ports de la Méditerranée, qu'un armement immense se prépare à Toulon. Treize vaisseaux de ligne, quatorze frégates, quatre cents bâtimens, sont équipés pour le transport inconnu de cette nombreuse armée, dont les généraux appartiennent déjà, par de hauts faits d'armes, à la gloire de la France, et la plupart à celle du vainqueur de l'Italie. Les principaux sont Berthier, Caffarelli, Kléber, Desaix, Regnier, Lannes, Damas, Murat. Andréossy, Belliard, Menou, et Zayonscheck, à présent vice-roi de Pologne. Les chefs de la flotte sont cet amiral Brueys, qui commandait dans l'Adriatique pendant la campagne d'Italie, et les

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