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époque où elle avait déjà fait d'immenses lectures, réfléchi sur toutes choses, pris l'habitude d'écrire ses impressions, enfin arrêté ses opinions, ou du moins déterminé sa règle de conduite à l'égard d'ellemême et envers les autres. « Bien m'en a pris, ditelle, de l'avoir lu si tard; il m'eût rendue folle; je n'aurais voulu lire que lui; peut-être n'a-t-il fait que fortifier mon faible, si je puis ainsi parler1. »

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L'auteur de la Nouvelle Héloïse avait donc exercé sur elle, comme d'ailleurs sur Mme de Staël et à des degrés divers sur toute la génération contemporaine, une influence considérable. Évidemment elle se souvenait des Confessions de Jean-Jacques, en écrivant ses Mémoires, et à son insu peut-être s'autorisait de cet exemple pour donner libre carrière à des confidences quelquefois regrettables, mais qui, à la différence de celles du philosophe de Genève, n'offrent rien de honteux pour elle et ne font point tache à sa mémoire.

Si Mme Roland avait survécu à la Terreur, eûtelle publié elle-même, sans y rien changer, tout ce qu'elle avait composé dans l'isolement et dans la fièvre de la captivité? Il m'est difficile de le croire. Mais enfin, elle avait entendu écrire ses confessions et ne pas les écrire seulement pour elle et pour ses amis. En présence d'une intention ou pour mieux dire d'une dernière volonté aussi formelle, il était permis de ne plus hésiter on pouvait tout publier.

1. Tome II, page 135.

2. Bosc le dit même expressément : « La troisième et la quatrième partie des Mémoires contiendra sa vie privée, écrite positivement dans le genre et les intentions des Confessions de J.-J. Rousseau. » (Avertissement, etc.)

Parmi les révélations auxquelles s'applique cette déclaration de Mme Roland figure, au premier rang, celle qui se rapporte au sentiment profond et exalté que Buzot lui avait inspiré depuis deux ans à peine et dont son âme était possédée au moment où elle écrivait ses Mémoires. Elle s'était proposé de retracer elle-même et sans rien dissimuler, l'origine et les progrès de cette passion, de raconter les sentiments intimes de son âge mûr avec la même sincérité qu'elle avait mise à décrire les impressions de son enfance et de sa jeunesse. Jany, qui était demeuré à la fin son unique intermédiaire avec le reste du monde, et qui était devenu son confident depuis que Champagneux se trouvait lui-même détenu, et qu'il n'était plus accordé à Bosc de franchir le guichet de la prison 1, avait cherché à la détourner de dévoiler dans ses Mémoires cette portion cachée de sa vie.

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J'apprécie, lui répondait-elle, le sentiment qui vous porte à désirer que mon secret ne soit jamais divulgué. Mais il ne m'est plus permis de me taire. Il est connu...; il a été dénaturé, j'ai été calomniée2. »

Quelles pages intéressantes eût écrites Mme Roland, en nous initiant elle-même à ce drame intime de son existence ! Dans sa gratitude pour le dévouement que lui montrait Jany quoique le dernier venu de ses amis, elle s'était proposé de lui adresser, de lui dédier en quelque sorte ce Dernier supplément des Mémoires.

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1. Ce fut vers le milieu d'octobre qu'une surveillance plus rigoureuse s'étant établie, Bosc dut cesser de venir. Champagneux était détenu à la Force depuis le 4 août.

2. Lettre déjà citée page IX.

La mort n'a pas laissé à sa plume, pourtant si rapide, le temps d'achever sa confession. Mais en plus d'un endroit de ses Mémoires elle fait allusion à sa passion et à celui qui en était l'objet. De loin en loin un mot lui échappe et trahit le sentiment qui la do mine, jusqu'à ce que, dans ses dernières pensées, voyant bien qu'elle touche au terme de sa carrière, et saluant d'un adieu suprême ceux qui lui sont les plus chers, elle s'adresse enfin à celui qu'elle aime entre tous, et lui donne rendez-vous par-delà cette vie, dans ce monde où l'on peut s'aimer sans crime !

Bosc avait supprimé ce passage comme tous ceux où Mme Roland parle de Buzot. Il n'y a rien cependant qui ne respire une affection il est vrai passionnée et ardente, mais en même temps toute contenue encore dans les régions pures et sublimes, digne enfin de la grande âme que nous connaissions. On a retrouvé dernièrement des lettres écrites par Mme Roland à Buzot après son arrestation, et dans lesquelles elle s'exprimait avec un abandon d'autant plus sincère et confiant qu'elle se sentait en quelque sorte protégée par les murs de sa prison contre les entrainements et les aveux de son cœur. Le contenu de ces lettres est complétement d'accord avec ce passage des Mémoires 1.

Si je faisais ici l'histoire de Mme Roland, je pourrais à propos de ces révélations nouvelles, répondre

1. Je reviens ailleurs en détail et à l'aide des documents que je possède, sur cette page des Mémoires de Mme Roland. Voici ce que j'en dis dans une note écrite longtemps avant de connaître les lettres à Buzot, que j'ai lues à la Bibliothèque impériale où elles ont

à un préjugé trop répandu, qui la représente comme plus douée des qualités viriles que des grâces et de la sensibilité de son sexe. Jamais femme cependant ne fut moins pédante et moins auteur, et ne posséda plus qu'elle le tact exquis et la délicatesse unie à la force c'est ce qui frappa tout d'abord lors de la publication première des Mémoires1. Aussi est-il probable qu'elle se fût bornée à écrire des lettres dans sa prison, si les conseils de ses amis ne l'eussent engagée à rédiger des Mémoires. Elle se complaisait dans le genre épistolaire, qui est par excellence celui où le sentiment et la pensée de l'écrivain se déploient avec une allure franche et libre, avec le plus de naturel et d'abandon. Elle s'y était d'abord exercée, et y avait acquis cette expression naturelle et prompte qui se retrouve dans tout ce qu'elle a écrit, et qui lui est commune avec Mme de Sévigné, qui avait plus d'esprit apparent, mais moins

été déposées : « Qui oserait porter un jugement trop sévère sur cet incident de la vie de Mme Roland! Pour moi, je me figure que cette femme, dont l'àme était aussi généreuse que sympathique, aussi noble qu'aimante, cherchait à élever cet amour dont elle était l'objet, à le transformer en mâles vertus, en patriotisme, en dévouement pour son pays et pour l'humanité! » Les lettres à Buzot, dont quelques extraits sont reproduits dans l'Appendice du tome second confirment cette appréciation.

1. Voici comment s'exprimait le critique du Moniteur, Trouvé, devenu plus tard baron de l'empire, en parlant de la 3° et de la 4o partie, contenant les Mémoires particuliers: « C'est toujours la même vérité de pinceau, la même fraîcheur de coloris, la même force d'expressions, la même grâce, la même délicatesse de sentiments. Ces deux dernières qualités font surtout le charme de ces Mémoires. » (Moniteur du 18 juin 1795.)

2. En écrivant ses lettres aux demoiselles Cannet; cette correspondance est le complément et le commentaire aussi curieux qu'intéressant des Mémoires, pour la période qu'elle embrasse.

de sentiment profond et de portée. Ce qui distingue d'ailleurs le style épistolaire de ces deux femmes si éminemment françaises, c'est l'union constante de l'art et de la nature. Leur langage est à la fois choisi et naïf, spontané et prémédité. Même quand elles recherchent l'esprit ou le trait, elles le trouvent si aisément, qu'il semble qu'elles ne l'aient point cherché. Elles sont l'une et l'autre de la même famille, malgré les différences qui proviennent de l'éducation et des temps.

On peut se figurer par la pensée Mme de Sévigné écrivant aussi ses Mémoires, et l'on supposera volontiers qu'elle eût parlé d'elle et des autres avec une aisance singulière. Si le cours de son récit l'eût conduite à faire son portrait, elle n'eût pas hésité à le tracer d'après nature, ainsi que Mme Roland l'a fait pour son propre compte. J'ai entendu quelquefois reprocher à Mme Roland d'y avoir mis trop de complaisance et de vanité : c'est ne pas la comprendre. Elle se décrivait, elle se peignait pour ainsi dire avec sa plume, ni plus ni moins qu'elle l'eût fait avec son crayon, cherchant à satisfaire son exactitude d'artiste, plutôt que son amour-propre de femme. Elle avait le don particulier d'unir deux aptitudes qui semblent s'exclure une intuition de sentiment des plus vives, et une force d'attention et de réflexion extraordinaire. L'habitude du genre épistolaire, dit-elle dans un fragment inédit, me permet d'entretenir ma correspondance en écoutant toute autre chose que ce que j'écris il me semble que je suis trois; je partage mon attention en deux comme une chose matérielle, et je considère et dirige l'emploi de ces deux parts,

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