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représentation nationale est violée, son unité est rompue; tout ce qu'il y avait dans son sein de remarquable par la probité unie au caractère et aux talents est proscrit; la Commune de Paris commande au Corps législatif; Paris est perdu; les brandons de la guerre civile sont allumés; l'ennemi va profiter de nos divisions; il n'y aura plus de liberté pour le nord de la France, et la république entière est livrée à d'affreux déchirements. Sublimes illusions, sacrifices généreux, espoir, bonheur, patrie, adieu! Dans les premiers élans de mon jeune cœur, je pleurais à douze ans de n'être pas née Spartiate ou Romaine; j'ai cru voir dans la révolution française l'application inespérée des principes dont je m'étais nourrie: la liberté, me disais-je, a deux sources: les bonnes mœurs qui font les sages lois, et les lumières qui nous ramènent aux unes et aux autres par la connaissance de nos droits; mon âme ne sera plus navrée du spectacle de l'humanité avilie, l'espèce va s'améliorer et la félicité de tous sera la base et le gage de celle de chacun. Brillantes chimères, séductions qui m'aviez charmée, l'effrayante corruption d'une immense cité vous fait évanouir! je dédaignais la vie, votre perte me la fait haïr, et je souhaite les derniers excès des forcenés. Qu'attendez-vous, anarchistes, brigands? vous proscrivez la vertu, versez le sang de ceux qui la professent; répandu sur cette terre, il la rendra dévorante et la fera s'ouvrir sous vos pas.

Le cours des choses avait dû me faire pressentir l'événement; mais j'avais peine encore à croire que le calcul des dangers n'arrêtât pas la masse de la Convention, et je n'ai pu éviter d'être frappée de cet acte décisif qui sonne l'heure de sa dissolution,

Une froide indignation couvre actuellement, pour ainsi dire, tous mes sentiments; indifférente autant que jamais sur ce qui me concerne, j'espère faiblement pour les autres, et j'attends les événements avec plus de curiosité que de désir : je ne vis plus pour sentir, mais pour connaître. Je ne tardai pas d'apprendre que le mouvement commandé pour faire rendre le décret d'arrestation, avait donné des inquiétudes sur les prisons; c'était la cause de la garde sévère et bruyante de la nuit: aussi les citoyens de la section de l'Unité n'avaient pas voulu se rendre au rappel qui les envoyait autour de la Convention; tous restèrent chez eux pour veiller sur leurs propriétés et sur la prison située dans leur enceinte je vis le motif de l'air inquiet et alarmé de Grandpré qui me confessa ses craintes le lendemain. Il s'était rendu à l'assemblée pour y faire lire ma lettre; et durant huit heures consécutives, il avait ainsi que plusieurs députés inutilement réitéré ses instances auprès du bureau; il était évident que je n'obtiendrais pas cette lecture. Je remarquai sur le Moniteur que ma section, celle de Beaurepaire, s'était prononcée en ma faveur, même depuis ma détention 1; j'imaginai de lui écrire, et je le fis en ces termes :

«

« Citoyens,

<< J'apprends par les papiers publics que vous aviez mis sous la sauvegarde de votre section Roland et son

1. On lit, en effet, au Moniteur du 3 juin 1793, dans le procèsverbal de la séance du 31 mai du conseil général de la Commune, le passage suivant :

« Un membre annonce que l'ex-ministre Roland et son épouse ont été mis en état d'arrestation, mais que la section de Beaurepaire les a pris sous sa sauvegarde. Le conseil nomme six commissaires pour se rendre à la section Beaurepaire, et l'engager à livrer Roland au pouvoir de la loi. »

F.

épouse; je l'ignorais lorsque j'ai été enlevée de chez moi; et le porteur des ordres de la commune ma présenté au contraire la force armée dont il était accompagné, comme celle de la section qu'il avait requise; c'est ainsi qu'il l'a exprimé dans son procès-verbal. Du moment où j'ai été fermée à l'Abbaye, j'ai écrit à la Convention, et je me suis adressée au ministre de l'Intérieur pour qu'il lui fit passer mes réclamations; je sais qu'il a obtempéré à ma demande, et que ma lettre a été remise; mais elle n'a point été lue. J'ai l'honneur de vous en adresser une copie certifiée. Si la section croit digne d'elle de servir d'interprète à l'innocence opprimée, elle pourrait députer à la barre de la Convention pour y faire entendre mes justes plaintes et ma demande. Je soumets cette question à sa sagesse; je n'y joints aucune prière; la vérité n'a qu'un langage, c'est l'exposé des faits; les citoyens qui veulent justice n'aiment pas qu'on leur adresse des supplications, et l'innocence n'en sait point faire.

α

« P. S. Voici le quatrième jour de ma détention, et je n'ai pas été interrogée. J'observe que l'ordre d'arrestation ne portait aucun motif, mais qu'il exprimait que je serais interrogée le lendemain. »

Quelques jours se passèrent sans que j'entendisse parler de rien; je n'étais toujours point interrogée. J'avais pourtant reçu beaucoup de visites d'administrateurs à plats visages et sales cordons, se disant appartenir les uns à la police, les autres à je ne sais quoi; grands sans-culottes, à cheveux puants, zélés observateurs de l'ordre du jour, venant savoir si les prisonniers étaient satisfaits de leur traitement. Je m'étais exprimée vis-à-vis de tous avec l'énergie et la dignité convenables à l'inno

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cence opprimée; j'avais aperçu deux ou trois hommes de bon sens qui me comprenaient sans oser m'appuyer, et j'étais à dîner lorsqu'on vint m'en annoncer cinq à six autres d'une seule fournée. La moitié s'avance; celui qui portait la parole me parut, avant d'avoir ouvert la bouche, un de ces bavards à tête vuide qui jugent de leur mérite par la volubilité de leur langue. » Bonjour, citoyenne. Bonjour, monsieur. Êtes-vous contente de cette maison? n'avez-vous pas de plaintes à faire sur votre traitement, ou de demandes à former sur quelque chose?― Je me plains d'être ici, je demande à en sortir. Est-ce que votre santé est altérée? vous vous ennuyez un peu? Je me porte bien et je ne m'ennuie pas. L'ennui est la maladie de ceux qui ont l'âme vuide et l'esprit sans ressources; mais j'ai un vif sentiment de l'injustice; je réclame contre celle qui m'a fait arrêter sans motif et détenir sans être interrogée. Ah! dans un temps de révolution, il y a tant à faire qu'on ne peut suffire à tout. — Une femme à qui le roi Philippe faisait à peu près cette réponse, lui répliqua: « Si tu n'as pas le temps de me faire justice, tu n'as donc pas le temps d'être roi!» Prenez garde de forcer les citoyens opprimés à dire la même chose au peuple, ou plutôt aux autorités arbitraires qui l'égarent.- Adieu, citoyenne.-Adieu. » Et mon bavard de s'en aller, faute de savoir répondre à des raisons. Ces gens m'ont eu l'air d'être venus pour voir la figure que j'avais en cage; mais ils feraient bien du chemin avant d'y trouver aussi sots qu'eux.

J'ai dit que je m'étais informée de la manière de vivre dans ces lieux, non que je mette un grand prix à ce qu'on appelle les commodités de la vie; je sais user d'elles sans scrupules quand il n'y a pas d'inconvénient à le faire,

mais toujours avec modération, et je me passe de tout sans difficultés. C'est par un esprit d'ordre naturel que j'ai besoin de savoir ce qui constitue ma dépense, et de la régler suivant ma situation.

On m'apprit que Roland au ministère avait trouvé excessive la quotité de 5 livres allouées par tête de prisonnier pour la dépense de chaque jour, et qu'il l'avait réduite à 2 livres; mais l'extrême augmentation des denrées, triplées de valeur depuis quelques mois, rend ce traitement assez médiocre; car la nation ne donnant que les quatre murs et de la paille, on prélève d'abord 20 sols pour indemnité au concierge de ses frais de chambres, c'est-à-dire du lit et des meubles quelconques. Il faut, sur les 20 sols qui restent, s'éclairer, payer son feu s'il est besoin d'en faire faire, et se nourrir; c'est insuffisant; mais on est libre comme de raison d'ajouter tout ce qu'on veut à sa dépense. Je n'aime point à en faire une grande pour ma personne, et j'ai quelque plaisir à exercer mes forces dans les privations. L'envie m'a pris de faire une expérience et de voir jusqu'où la volonté humaine peut réduire les besoins; mais il faut procéder par gradations, c'est la seule manière d'aller loin. J'ai commencé, au bout de quatre jours, par retrancher les déjeûners, et substituer au café, au chocolat, du pain et de l'eau; j'ai établi qu'on ne me servirait qu'un plat de viande commune avec quelqu'herbage à mon dîner; le soir, un peu de légumes, point de dessert: j'ai bu de la bière pour me déshabituer du vin, puis je l'ai quittée elle-même. Cependant, comme ce régime a un but moral, et que j'aurais autant d'aversion que de mépris pour une économie inutile, j'ai commencé par donner une somme pour les malheureux à la paille, afin

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