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Je reviens au délit qui m'est imputé; j'observe que je n'avais point de liaison avec Duperret; je l'avais vu quelquefois durant le ministère de mon mari; il n'était pas venu chez moi depuis six mois que Roland n'était plus en place. Je puis faire la même remarque pour les autres députés mes amis; ce qui sûrement ne s'accorde point avec la supposition d'intelligence et de conspiration qu'on nous prête. Il est évident, par ma première lettre à Duperret, que je n'écrivis à ce député que par la difficulté de m'adresser à tout autre, et dans l'idée qu'il se prêterait volontiers à m'obliger. Ainsi ma correspondance avec lui n'était pas projetée; elle n'était pas la suite d'aucune liaison précédente, et elle n'avait d'ailleurs qu'un objet particulier. Elle devint une occasion d'avoir des nouvelles de ceux qui venaient de s'absenter, et avec lesquels j'étais liée d'amitié fort indépendamment de toutes les considérations politiques. Celles-ci n'entrèrent pour rien dans l'espèce de relation que je conservai durant les premiers instants de leur absence. Aucun monument ne dépose contre moi à cet égard; ceux que l'on cite feraient seulement penser que je partageais les opinions et les sentiments de ceux qu'on appelle les conspirateurs. Cette induction est fondée, je l'avoue hautement, et je me glorifie de cette conformité. Mais je ne leur donnai point de manifestation dont on puisse me faire un crime et qui tendit à rien troubler. Or, pour établir une complicité dans un projet quelconque, il faut ou avoir donné des conseils, ou avoir fourni des moyens ; je n'ai fait ni l'un ni l'autre; je ne suis donc pas répréhensible aux yeux de la loi; il n'y en a point qui me condamne, il n'existe pas de fait pour l'application d'aucune.

Je sais qu'en révolution la loi comme la justice est

souvent oubliée; et la preuve, c'est que je suis ici. Je ne dois mon procès qu'aux préventions, aux haines violentes qui se développent dans les grandes agitations, et s'exercent pour l'ordinaire contre ceux qui ont été en évidence ou auxquels on connaît quelque caractère. Il eût été facile à mon courage de me soustraire au jugement que je prévoyais; j'ai cru qu'il était plus convenable de le subir; j'ai cru devoir cet exemple à mon pays, j'ai cru que si je devais être condamnée, il fallait laisser à la tyrannie l'odieux d'immoler une femme qui n'eut d'autre crime que quelques talents dont elle ne se prévalut jamais, un grand zèle pour le bien de l'humanité, le courage d'avouer ses amis malheureux et de rendre hommage à la vertu au péril de sa vie. Les âmes qui ont quelque grandeur savent s'oublier elles-mêmes; elles sentent qu'elles se doivent à l'espèce entière, et elles ne s'envisagent que dans la postérité. J'appartiens à Roland vertueux et persécuté; je fus liée avec des hommes que l'aveuglement et la haine de la jalouse médiocrité ont fait proscrire et immoler. Il est nécessaire que je périsse à mon tour, parce qu'il est dans les principes de la tyrannie de sacrifier ceux qu'elle a violemment opprimés, et d'anéantir jusqu'aux témoins de ses excès. A ce double titre, vous me devez la mort, et je l'attends. Quand l'innocence marche au supplice où la condamnent l'erreur et la perversité, c'est à la gloire qu'elle arrive1.

Puissé-je être la dernière victime immolée aux fureurs de l'esprit de parti! Je quitterai avec joie cette terre infortunée qui dévore les gens de bien et s'abreuve du sang des justes.

1. Dans le manuscrit il y a, par une erreur de plume: « C'est au supplice qu'elle arrive. »

F.

Vérité! patrie! amitié! objets sacrés, sentiments chers à mon cœur, recevez mon dernier sacrifice. Ma vie vous fut consacrée, vous rendrez ma mort également douce et glorieuse.

Juste ciel! éclaire ce peuple malheureux pour lequel je désirai la liberté !... La liberté! Elle est pour les âmes fières qui méprisent la mort, et savent à propos la donner. Elle n'est pas pour ces hommes faibles qui temporisent avec le crime, en couvrant du nom de prudence leur égoïsme et leur lâcheté. Elle n'est pas pour ces hommes corrompus qui sortent du lit de la débauche ou de la fange de la misère pour s'abreuver dans le sang qui ruisselle des échafauds. Elle est pour le peuple sage qui chérit l'humanité, pratique la justice, méprise ses flatteurs, connaît ses vrais amis et respecte la vérité. Tant que vous ne serez pas un tel peuple, ô mes concitoyens! vous parlerez vainement de la liberté; vous n'aurez qu'une licence dont vous tomberez victimes chacun à votre tour; vous demanderez du pain, on vous donnera des cadavres1, et vous finirez par être asservis.

Je n'ai point dissimulé mes sentiments ni mes opinions. Je sais qu'une dame Romaine fut envoyée au supplice, sous Tibère, pour avoir pleuré son fils; je sais que dans un temps d'aveuglement et de fureur d'esprit de parti, quiconque ose s'avouer l'ami de condamnés ou de proscrits, s'expose à partager leur fortune. Mais je méprise la mort, je n'ai jamais craint que le crime, et je n'assurerais pas mes jours au prix d'une lâcheté. Malheur au temps! malheur au peuple où la force de rendre hommage à la vérité méconnue peut exposer

1. C'est une réminiscence du discours célèbre prononcé par Vergniaud, le 31 décembre 1792.

F.

à des périls, et trop heureux alors qui se sent capable de les braver !

C'est à vous de juger maintenant s'il convient à vos intérêts de me condamner, à défaut de preuves, sur de simples opinions et sans l'appui d'aucune loi.

Mme Roland fut condamnée à mort par un jugement du tribunal révolutionnaire le 9 novembre 1793 (18 brumaire an II).

« Tel fut, dit Bosc, le jugement qui envoya à l'échafaud, à 39 ans, une femme dont l'âme forte, le cœur sensible, l'esprit cultivé, les agréments naturels, faisaient le bonheur et l'admiration de tous ceux qui la connaissaient. Sa mort fera la gloire de son sexe et la honte de ses bourreaux. Ce n'est pas à moi de la caractériser; ses écrits parlent, sa parole témoigne, et l'histoire arrive pour la venger de l'injustice de ses contemporains.

« Ce jugement fut précédé, pour la forme et selon l'usage de cet affreux tribunal, de débats où il ne fut pas permis à la citoyenne Roland de parler, et où des brigands soudoyés vomirent les plus grossières calomnies devant d'autres brigands, les instruments de Robespierre, si indignement décorés du nom de jurés et de juges. Je n'ai pu me procurer ces débats qui, comme on sait, ne doivent pas être écrits; mais je sais qu'une seule personne y a rendu hommage à la vérité, et que pour cela

elle a été envoyée à la mort quelque temps après; c'est l'estimable Lecocq, depuis huit mois seulement attaché à Roland en qualité de domestique, homme digne d'un meilleur sort par ses excellentes qualités.

<< La citoyenne Roland alla à l'échafaud, comme ses amis devaient s'y attendre, c'est-à-dire avec le calme d'une grande âme, au-dessus de l'idée de la mort, qui trouve en elle-même des secours pour en anéantir l'horreur naturelle. Je ne puis mieux faire, pour peindre ses derniers moments, que d'employer la plume élégante et sensible de Riouffe. Voici ce qu'il en dit dans son écrit intitulé Mémoires d'un détenu, pour servir à l'histoire de la tyrannie de Robespierre: écrit qui fournira plus d'un article à l'histoire, et qu'on ne lira jamais sans attendris

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a Le sang des vingt-deux fumait encore, lorsque la citoyenne Roland arriva à la Conciergerie. Bien éclai«rée sur le sort qui l'attendait, sa tranquillité n'en était point altérée. Sans être à la fleur de l'âge, elle était encore pleine d'agréments; elle était grande et d'une a taille élégante; sa physionomie était très-spirituelle ; << mais les malheurs et une longue détention avaient « laissé sur son visage des traces de mélancolie, qui tempéraient sa vivacité naturelle. Elle avait l'âme. « d'une républicaine dans un corps pétri de grâces, et façonné par une certaine politesse de cour. Quelque chose de plus que ce qui se trouve ordinairement dans les yeux des femmes, se peignait dans ses grands yeux noirs, pleins d'expression et de douceur. Elle par« lait souvent à la grille avec la liberté et le courage << d'un grand homme. Ce langage républicain, sortant « de la bouche d'une jolie femme française dont on

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