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rigoureusement détenue, je n'ai fatigué personne de réclamations ni de plaintes; j'attendais du temps la fin des préventions. Je sais ce que les amis de la liberté sont exposés à souffrir pour elle à la naissance des républiques. Au défaut de ma propre expérience, j'avais assez de celle que j'ai acquise par l'étude, pour ne m'étonner de rien, et supporter sans murmure les honneurs de la persécution. Dans l'enceinte d'une prison ou la retraite d'un cabinet, je puis mener une vie à peu près semblable, et lorsqu'on y est avec une conscience pure et une âme forte, on mesure l'injustice sans être accablée de son poids. Mais je suis mère, ce titre m'imposait des devoirs que je chéris et que je ne puis remplir. Je suis épouse, et je ne sais s'il me sera jamais donné d'adoucir les chagrins, de soigner la vieillesse de l'homme respectable auquel j'avais uni ma destinée. Je ne sais pas mieux le terme d'une captivité que je n'ai pu mériter que par mon amour pour la liberté, qui me confond avec ses ennemis, et qui m'est imposée par ceux qui prétendent établir son règne. Combien doit durer encore cette étrange contradiction?

On n'a point de délits à me reprocher; ceux qui disent le plus de mal de moi ne m'ont jamais vue, et je défie ceux qui m'ont abordée de ne pas m'accorder leur estime, même Robespierre et Danton qui probablement savent pourquoi je suis prisonnière. Serais-je détenue à défaut de mon mari? Ce serait un échange ridicule et barbare qui ne mènerait à rien. Suis-je gardée comme otage? Je pourrais l'être chez moi, sous caution. On sait bien d'ailleurs que Roland n'est point à Lyon, et le faux bruit répandu à cet égard n'a jamais été qu'un vain prétexte. Suis-je suspecte? A quel titre? Le doute

autorise-t-il à courir les risques d'opprimer; et si l'on me croyait dangereuse, l'injonction de rester chez moi sous la surveillance de ma section ne serait-elle pas suffisante? Enfin suis-je criminelle à mon insu? Qu'on m'apprenne de quoi, et que je sois légalement jugée. Quatre mois de détention ne me donnent que trop le droit de demander de quoi je suis punie. - Cependant ce long intervalle passé dans le rude exercice du courage, sans qu'il me soit permis de prendre aucun autre exercice pour ma santé, se prolonge encore en altérant celle-ci; privée d'un modeste revenu qui tient à la personne de mon mari, et qui augmenté par notre travail commun suffisait à notre existence, je n'ai pas même la faculté d'employer mes hardes pour mon usage, ni de les vendre pour en faire servir le prix à mes besoins. Elles sont sous les scellés, assurément fort inutiles, puisqu'ils ont été réapposés fort peu après que la Convention les avait fait lever en examinant nos papiers. De quel augure peut être pour la liberté de mon. pays une telle conduite à l'égard de ceux qui l'adorent? Ce doute est plus triste que ma situation même. Dans l'isolement où je vis, je me suis persuadée à l'arrivée de trois personnes, que la vigilance et l'équité de quelque autorité faisaient faire cette visite; mais nulle question ne m'a fait apercevoir l'intérêt de s'instruire ou de consoler. Je me demande si j'ai été l'objet d'une curiosité cruelle, ou si je suis une victime qu'on soit venu reconnaître et compter?

Pardon, si je vous blesse, en m'adressant à vous pour le savoir; mais vous êtes le seul dont le nom me soit connu, et quoi que l'erreur ou la malveillance me prépare, j'aime mieux le prévoir que l'ignorer. Soyez

assez franc pour m'en faire part; c'est ma première et mon unique question.

P. S. Le décret contre les gens suspects n'était pas encore rendu lorsque je fis cette lettre; dès qu'il parut, je vis qu'ayant été arrêtée la seconde fois sous cette dénomination de suspecte, je n'avais plus que du pis à attendre du temps.

PREMIER MINISTÈRE'.

Comment Roland, philosophe austère, savant laborieux, chérissant la retraite à ce double titre, a-t-il été appelé au ministère par Louis XVI? C'est une question que doivent se faire bien des gens; je me la ferais à moimême à tout autre place que celle où je suis: je vais y répondre par les faits.

Résidant à Lyon durant l'hiver, attaché aux corps savants et littéraires de cette ville, Roland fut chargé par la société d'agriculture de la rédaction de ses cahiers pour les États-Généraux. Ses principes et son caractère devaient lui faire voir avec plaisir une révolution qui promettait la réforme de beaucoup d'abus; la connaissance de ses dispositions et de ses lumières le firent appeler, à la première formation de la Commune, dans le corps électoral et charger enfin des intérêts de la ville obérée par des dettes considérables. Député extraordinaire auprès de l'Assemblée constituante, il eut à Paris

1. Cette pièce devant suppléer aux Notices historiques que la citoyenne Roland croyait perdues en totalité, ne contient, sous une autre forme, que ce qu'on a déjà lu ; cependant il a paru bon de ne pas la supprimer; elle est seule dans ce cas. (Note de Bosc.)

des liaisons avec plusieurs de ses membres et quelquesunes des personnes qui s'adonnaient aux affaires publiques. Il était retourné dans ses foyers lorsque la suppression de sa place d'inspecteur, changeant sa destinée, l'obligea de réfléchir sur ce qu'il devait arrêter pour la suite. Il était question de savoir s'il adopterait la retraite absolue dans la campagne sur ses fonds, occupé à les faire valoir, ou si, continuant ses travaux littéraires, il ferait à Paris un voyage en conséquence, et qui aurait le double objet de recueillir des matériaux du genre, et de faire valoir ses droits à une pension en qualité d'indemnité de trente-huit ans d'emploi dans l'administration. Ce dernier parti fut adopté, comme n'empêchant point de revenir à l'autre au moment que l'on jugerait convenable.

Nous revenons à Paris le 15 décembre 1791. Les affaires générales ne permettaient pas d'espérer que l'Assemblée législative qui venait de s'ouvrir traitât bientôt des intérêts particuliers. Roland, lié avec Brissot, fait connaissance de quelques-uns de ses collègues au Corps législatif; il allait assez souvent aux séances de la société des Jacobins, avec d'anciens amis fixés à Paris depuis longtemps, aimant comme lui une révolution qu'ils croyaient devoir être utile à la liberté, estimant que cette société l'avait servie et pouvait aider à la soutenir.

Roland, auditeur paisible, ne parla jamais à sa tribune; il était connu, non des gens qui ne lisent rien et qui ne dominaient point encore, mais de beaucoup d'autres. On le nomma au comité de correspondance de la société; ce comité, dont les fonctions sont indiquées par le titre, était composé d'un assez grand nombre de membres, dont quelques-uns seulement travaillaient. Roland

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