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toute superfluité. Quintius faisait cuire ses raves en recevant les ambassadeurs des Samnites; j'aurais bien fait mon lit dans la cellule de Sainte-Pélagie; mais il faut traverser de longs espaces, et se mêler avec leurs diverses habitantes pour aller chercher de l'eau ou autre chose semblable, et je trouvai très-bon d'avoir une personne que je pusse obliger en lui donnant de telles commissions. Elle continuait de les faire dans la chambre où l'on m'avait logée, et elle y entrait un matin à l'instant où un administrateur arrivait dans la salle du conseil il demande qui loge là; il veut visiter le local; il entre, jette un coup d'œil irrité, sort et se plaint à la femme du concierge de l'espèce de douceur qu'elle m'a procurée. Madame Roland était incommodée (c'était vrai); je l'ai mise plus à portée de recevoir des soins; d'ailleurs elle s'amuse quelquefois à un forte-piano qui ne pourrait tenir dans une cellule. Elle s'en passera : faites-la remonter dès aujourd'hui dans un corridor; vous devez maintenir l'égalité. »

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Bourreau! et c'est pour cela que tu veux me confondre avec des femmes perdues? Madame Bouchaud plus triste qu'on ne saurait exprimer, vient bientôt me faire part de l'ordre qui lui était intimé; je la consolai en lui montrant beaucoup de calme et de résignation pour m'y conformer; il fut convenu que je descendrais dans le courant de la journée pour changer d'air et retrouver mes objets d'étude que je laisserais au même lieu. Me voilà donc condamnée à revoir les guichetiers, à entendre les verrous, à respirer l'air fétide d'un corridor tristement éclairé le soir par une lampe dont l'épaisse fumée noircit tous les environs et suffoque le voisinage. Voilà les actes humains, les signes de liberté de ces

hommes qui font rappeler sur les pierres de la Bastille la dureté de ce gouverneur écrasant l'araignée de Lauzun, et qui donnent au Champ de Mars l'essor à des oiseaux porteurs de banderoles pour annoncer aux habitants des sublimes régions la félicité de la terre! Insolents comédiens! votre rôle s'avance; l'ennemi est là; ce sont vos déportements qui assurent ses triomphes et préparent votre ruine.

La mienne ne peut manquer sans doute : j'ai mérité la haine de tous les tyrans; mais je ne regrette que celle de mon pays que votre châtiment consolera sans le

sauver.

Au reste, les suites de l'oppression ont meublé le corridor que j'habite de femmes près desquelles je puis me trouver sans honte et même avec plaisir. J'y trouve celle d'un juge de paix à qui sa voisine a prêté des propos dits inciviques; j'y rencontre celle du président du tribunal révolutionnaire; j'y vois madame Pétion. « Je ne croyais guère, lui dis-je en l'abordant, lorsque je fus à la mairie le 10 août 92 partager vos inquiétudes, que nous ferions l'anniversaire à Sainte-Pélagie, et que la chute du trône préparât notre disgrâce. »

LA CITOYENNE ROLAND A LA SECTION DE BEAUREPAIRE.

Le 4 juillet 1793.

L'intérêt que la section m'a témoigné en qualité d'habitante de son arrondissement et d'opprimée, me fait une loi de l'instruire de ce qui me concerne dans l'affaire dont elle s'est mêlée.

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Le ministre de l'intérieur s'est adressé au Comité de Sûreté générale pour réclamer la loi qui exige que les détenus soient informés du délit dont ils sont prévenus, et interrogés dans le plus court délai. Le Comité a fait une réponse, dont je joins ici la copie1 : il expose ses motifs et ses griefs contre moi. C'est cette réponse même que j'offrirais aux personnes impartiales pour ma justification, si elle était nécessaire. Elle établit mon arrestation sur l'absence de mon mari, comme s'il était des lois qui permissent jamais de prendre une personne pour une autre; elle l'établit encore sur une complicité du prétendu projet de pervertir l'opinion publique, comme si la responsabilité d'un ministre s'étendait sur son épouse: elle porte dans tous ses points sur de fausses accusations contre un autre individu que celui pour lequel il était fait des réclamations. Roland n'est point à Lyon; il ne souffle nulle part le feu de la guerre

1. Je la consigne ici pour la honte de ceux qui osèrent l'écrire : << 1er juillet 1793.

« Le comité de sûreté générale, citoyen ministre, a motivé l'arres«<tation de la Ce Roland sur l'évasion de son mari qui dans ce mo<«<ment souffle le feu de la guerre civile dans les départements de << Rhône et Loire, et sur la complicité de cette prétendue Lucrèce « avec son prétendu vertueux mari, dans le projet de pervertir l'esprit public par un bureau de formation du dit esprit. Comme le << procès tient à celui de la grande conspiration, la C Roland vou<< dra bien attendre le rapport général qui doit en être fait après « que nous aurons sauvé nos finances par un grand plan, et que «< nous aurons jeté l'ancre de la constitution par l'éducation natio<< nale et la simplification du code. »

« Signé: CHABOT et INGRAND. »

Je communiquai cette lettre à la Ce Roland, qui, bien convaincue qu'elle n'avait plus rien à espérer d'hommes atroces et prévenus, jugea seulement à propos de consacrer leur injustice dans sa lettre à la section de Beaurepaire. (Note de Champagneux.)

civile: il pourra le prouver quand il en sera temps; et je défie ceux qui le calomnient de justifier leur dire imposteur. Roland a sollicité, durant cinq mois, l'apurement de ses comptes, le jugement de sa conduite publique et privée; toutes les pièces nécessaires étaient entre les mains des commissaires de la Convention : cette justice lui a été obstinément refusée; on voulait donc le retenir pour l'arrêter dans un moment prévu? Il a donc dû se soustraire à cette inique arrestation, et il ne l'a fait qu'à la dernière extrémité. Roland, loin de corrompre l'esprit public, n'a cessé d'obéir au décret qui ordonnait de concourir à l'éclairer par des écrits tous connus et avoués. Que l'on cite une seule ligne qui ne contienne pas les principes de la plus pure morale et de la plus saine politique!

Roland a exigé des comptes de ceux à qui il devait en demander, parce qu'il en rendait lui-même de très-rigoureux; Roland s'est élevé contre tous les actes de violence qui offensaient les lois ou blessaient l'humanité, parce qu'il a cru qu'après le renversement de la tyrannie rien n'était plus pressant que de faire chérir la liberté par un régime équitable, et d'appuyer la république sur des vertus. Dès lors Roland parut redoutable aux brigands qui profitent des révolutions pour s'enrichir, aux ambitieux qui les perpétuent pour augmenter leur puissance, et aux hommes turbulents ou égarés, qui n'ont d'activité que pour détruire, et qui sont toujours prêts à croire à la perfidie des sages qui peuvent édifier.

Voilà les crimes de Roland; les miens sont de m'honorer des principes qu'il professe, et d'avoir un courage égal au sien. Je n'ai point été effrayée des dangers que son caractère et sa probité lui faisaient courir; de même

que je n'avais pas été séduite par l'espèce d'éclat qui environne une place difficile, de même je ne suis point abattue dans les fers où l'on m'a jetée.

Femme d'un ministre honoré, ou prisonnière à SaintePélagie, ici comme là, je vaux, j'existe par les sentiments dont mon cœur est animé; aujourd'hui comme alors, indignée contre l'injustice, mais également ferme et paisible dans la bonne ou mauvaise fortune, digne de la première, et supérieure à la seconde, je ne mets de prix à la vie que pour pratiquer ce qui est juste, et rendre hommage à la vérité.

Mes concitoyens voudront bien accueillir cette profession de foi que je n'eusse jamais songé à faire, si un abus de l'autorité ne m'inculpait d'une manière publique : ceux qui me connaissent y retrouveront une expression abrégée de ce que je suis en effet; j'en appelle à leur témoignage pour venger ma personne ou ma mémoire des atteintes de la calomnie.

AU COMMIS DU MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR, CHARGÉ

DE LA SURVEILLANCE DES PRISONS'.

Sainte-Pélagie, le 17 septembre 1793.

J'ignore, citoyen, si les personnes dont vous étiez accompagné ce matin exercent aussi quelque surveillance dans l'administration des prisons; je n'ai rien pu juger du but de votre visite. Je présume qu'il doit m'être permis de m'en informer. Depuis tantôt quatre mois je suis

1. Publiée pour la première fois dans l'édition de M. Barrière. F.

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