Page images
PDF
EPUB

MÉMOIRES

DE

MADAME ROLAND.

NOTICES HISTORIQUES.

A la prison de l'Abbaye, juin 17931

Aujourd'hui sur le trône, et demain dans les fers.

C'est le sort de la vertu dans les temps de révolutions. Après les premiers mouvements d'un peuple lassé des abus dont il était vexé, les hommes sages qui l'ont éclairé sur ses droits, ou qui l'ont aidé à les reconquérir, sont appelés dans les places; mais ils ne peuvent les occuper longtemps, car les ambitieux, ardents à profiter des circonstances, parviennent bientôt en flattant le peu

1. Le jour même de son incarcération à l'Abbaye, le 1er juin, Mme Roland écrivit à un ami le billet suivant :

[ocr errors]

Aujourd'hui sur le trône, et demain dans les fers. C'est ainsi que l'honnêteté se traite en révolution, mon pauvre ami! Vous ne sauriez croire combien je songe à vous, depuis ce matin. Je suis persuadée que vous êtes l'un de ceux qui s'occupent davantage de mes vicissitudes.

<< Me voici en bonne maison pour tant qu'il plaira à Dieu. << Là comme ailleurs, je suis assez bien avec moi-même pour

ple à l'égarer et l'indisposer contre ses véritables défenseurs, afin de se rendre eux-mêmes puissants et considérés. Telle a dû être la marche des choses, notamment depuis le 10 août. Peut-être un jour les reprendrai-je de plus loin, pour tracer ce que ma situation m'a donné la faculté de connaître; je n'ai pour objet en ce moment que de consigner sur le papier les circonstances de mon arrestation; c'est l'espèce d'amusement du solitaire qui dépeint ce qui lui est propre et exprime ce qu'il sent.

La retraite de Roland n'avait point apaisé ses ennemis1. Il avait quitté le ministère malgré ses résolutions d'y conjurer l'orage et braver tous les dangers, parce que l'état du conseil bien développé, parce que sa faiblesse, toujours croissante et singulièrement caractérisée vers le milieu de janvier, ne lui présentaient plus la perspective que de fautes et de sottises dont il faudrait partager la honte; il ne pouvait même obtenir de faire consigner sur le registre des délibérations son opinion. ou ses motifs lorsqu'ils étaient contraires aux décisions de la majorité.

Aussi, à dater du jour de ce pitoyable arrêté, relatif à

ne guère souffrir des changements. Il n'y a pas de puissance humaine capable d'enlever à une âme saine et forte l'espèce d'harmonie qui la tient au-dessus de tout.

<< Je vous embrasse cordialement; à la vie, et à la mort, estime et amitié.

« ROLAND, née Pн. »

Ce billet, qui est copié sur l'autographe, a dû être adressé à Bosc ou peut-être à Champagneux.

F.

1. Roland avait donné sa démission par une lettre longuement et courageusement motivée adressée à la Convention, et qui fut lue à la séance du 22 janvier. C'est à la suite de cette lecture que Robespierre jeune fut deux fois rappelé à l'ordre par Vergniaud, qui présidait, pour avoir dit et répété que Roland était un scélérat!

F.

la pièce de l'Ami des lois1, qu'il ne voulut point signer, parce que la seconde partie en était au moins ridicule, il ne signa plus aucune délibération du conseil. C'était le 15 janvier. La Convention ne lui offrait rien d'encourageant; son nom seul y était devenu un sujet de trouble et de division; il n'était plus permis de l'y prononcer sans rumeur; lorsqu'un membre voulait répondre aux inculpations odieuses, gratuitement faites au ministre, il était traité de factieux et condamné au silence. Cependant Pache accumulait dans le département de la guerre toutes les fautes que sa faiblesse et son dévouement aux jacobins laissaient commettre à l'ineptie ou à la perfidie et à l'audace de ses agents; et la Convention ne pouvait congédier Pache, car dès qu'il s'élevait une voix contre lui, les aboyeurs rétorquaient de Roland'. Ainsi, la prolongation de sa lutte courageuse dans le ministère ne pouvait plus arrêter les fautes du conseil, et elle ajoutait

1. Cette pièce, dont Laya était l'auteur, eut d'abord un grand succès. «< On sent à chaque vers, disait le Moniteur du 4 janvier 93, que ce n'est point l'ouvrage d'un homme de parti, mais celui d'un citoyen vertueux, d'un poëte sensible, honnête, qui veut l'affermissement de la liberté par les lois, le retour de l'ordre après une agitation nécessaire.... » Cependant la commune de Paris, trouvant la pièce contre-révolutionnaire, s'arrogea le droit d'en interdire les représentations, ce qui occasionna quelque trouble, puis décida que tous les théâtres seraient fermés le 14 janvier. Le Conseil exécutif, en conséquence d'un décret de la Convention, fit le même jour un arrêté portant que les théâtres continueraient d'être ou verts; « enjoint néanmoins, ajoutait l'arrêté, au nom de la paix publique, aux directeurs des différents théâtres, d'éviter la représentation des pièces qui jusqu'à ce jour ont occasionné quelques troubles, et qui pourraient les renouveler dans le moment présent. » C'est cet arrêté qui, comme on voit, interdisait implicitement la représentation de l'Ami des lois, que Roland refusa de signer.

F.

2. Voir plus loin, Portraits et anecdotes, ce que dit Mme Roland de Pache. Voir aussi l'Appendice, no I.

F.

aux motifs de désordre dans la Convention. Il donna donc sa démission. La preuve qu'elle était nécessaire, c'est que la saine partie du Corps législatif, toute pénétrée qu'elle fût des vertus et des talents du ministre calomnié, n'osa pas faire la moindre observation à cet égard. Ce fut sans contredit une faiblesse; elle avait besoin d'un homme juste et ferme au ministère de l'intérieur; c'était le meilleur appui qu'elle pût se conserver, et il fallait en le perdant qu'elle subît le joug des exagérés qui cherchaient à élever et soutenir une autorité rivale de la représentation nationale.

Roland maintenait1 une commune usurpatrice; Roland imprimait à tous les corps administratifs un mouvement uniforme, harmonique et régulier; il veillait à l'approvisionnement de la grande famille; il avait su rétablir la paix dans tous les départements; il y inspirait cet ordre qui naît de la justice, cette confiance qu'entretiennent une administration active, une correspondance affectueuse et la communication des lumières. Il aurait donc fallu soutenir Roland; mais puisque la faiblesse en ôtait la faculté, lui qui connaissait bien cette faiblesse n'avait plus qu'à se retirer.

Le timide Garat, aimable homme de société, homme de lettres médiocre et détestable administrateur; Garat, dont le choix pour le ministère de la justice prouvait la disette de sujets capables, disette dont on ne se fait pas une idée, et que connaîtront seuls ceux qui occupant de grandes places ont à chercher des coopérateurs; Garat n'eut même pas l'esprit de rester dans le département où il y a le moins à faire, où sa pauvre santé, sa paresse

1. C'est-à-dire contenait.

F.

naturelle et ses difficultés pour le travail devaient être moins sensibles; il passe à l'Intérieur, sans aucune des connaissances qu'exige ce département, non-seulement dans la partie politique, mais relativement au commerce, aux arts, et à une foule de détails administratifs; il va remplacer, avec son ignorance et son allure paresseuse, l'homme le plus actif de la République et le mieux versé dans les connaissances de ce genre. Bientôt le relâchement de la machine produisit la dislocation de ses parties et prouva la faiblesse du régulateur; les départements s'agitèrent, la disette se fit sentir, la guerre civile s'alluma dans la Vendée; les autorités de Paris anticipèrent; les jacobins prirent les rênes du gouvernement; le mannequin Pache, renvoyé du ministère qu'il avait désorganisé, fut porté par la cabale à la mairie où sa complaisance était nécessaire, et remplacé au conseil par l'idiot Bouchotte 1, aussi complaisant et plus

[blocks in formation]

Roland avait porté un coup terrible à ses adversaires en publiant, lors de sa retraite, des comptes tels qu’aucun ministre n'en avait encore fourni. Les examiner et les sanctionner par un rapport était une justice qu'il devait solliciter vainement; car c'eût été reconnaître la

1. Bouchotte, né à Metz en 1754, n'était que colonel et commandait à Cambrai, quand la Convention le nomma à l'unanimité ministre de la guerre, le 4 avril 1793, en remplacement de Beurnonville qui, envoyé avec quatre membres de la Convention, à l'armée du Nord, pour arrêter Dumouriez et le conduire à Paris, se trouva lui-même retenu comme otage avec les quatre commissaires, par le général. Bouchotte avait donc succédé à Pache, en remplaçant Beurnonville. Effrayé lui-même du fardeau qui lui était imposé, il écrivit à la Convention le 25 mai pour donner sa démission qui fut acceptée, et le comité de salut public fut chargé de lui trouver un successeur. Toutefois, il ne cessa d'être ministre que le 1er avril 1794.

F.

« PreviousContinue »