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le répéter encore, de prendre, à l'époque qui m'occupe, un remarquable accroissement de force et de prospérité. Elle le devait surtout à la fertilité du sol, à l'esprit industrieux de ses habitants, enfin à sa position géographique qui en faisait dès lors le centre des relations commerciales entre le midi et le nord de l'Europe.

« Le commerce des marchands flamands en Autriche, dit un écrivain allemand, est déjà célèbre au douzième siècle. La mesure de Thourout sert de base à la plupart des transactions de l'Occident. Les guerres entre la Flandre et la Hollande sont les premières guerres commerciales du moyen âge. L'industrie des foulons, des tisserands, des drapiers, des tanneurs, des teinturiers, etc., se porte à l'étranger et dans toutes les directions. Bref, il règne dans les Pays-Bas un esprit d'entreprise, une ardeur d'expansion, dont l'Italie pouvait seule à cette époque offrir un autre exemple. L'Allemagne sommeillait encore 1. »

D'autre part, les événements qui suivirent l'assassinat de Charles le Bon révèlent déjà l'importance politique des villes flamandes. Les échevins agissent de concert avec les barons pour punir les meurtriers, pour élire le nouveau comte, pour le déposer, et rendre ensuite hommage à un seigneur légitime. L'organisation municipale et la puissance de la bourgeoisie se montrent alors pour la première fois dans notre histoire d'une manière incontestable. Certes, ce n'est pas un problème facile à résoudre que de savoir comment les villes belges et celles de la Flandre surtout s'élevèrent ainsi au rang de corps politiques pour ainsi dire indépendants, et cela au bout d'un laps de temps peu considérable. Si la cause de la transformation reste obscure, le fait n'en est pas moins acquis.

La comparaison de deux époques, séparées par un intervalle d'un siècle, nous donnera une idée de la situation de la Flandre au point de vue des richesses matérielles. Gervais, archevêque de Reims, donne des détails pleins d'intérêt sur l'état florissant des pays gouvernés par Baudouin le Pieux : « Que dirai-je, dit-il, de l'affluence des richesses que le Seigneur a voulu t'attribuer par droit héréditaire à un si haut degré qu'il est peu d'hommes qui

1 Schumacher, ibid.

puissent l'ètre comparés à cet égard? Que dirai-je des efforts persévérants par lesquels tu as si habilement fécondé un sol qui, jusqu'alors inculte, surpasse aujourd'hui les terres les plus fertiles? Docile aux vœux des laboureurs, il leur prodigue les fruits et les moissons, et les prés se couvrent de nombreux troupeaux... Qu'ajouterai-je sur tes autres trésors, sur tes joyaux et tes vêtements précieux? Tout ce que le soleil voit naître, dans quelque région ou sur quelque mer que ce soit, t'est aussitôt offert, ô prince Baudouin! et puisset-il pendant longtemps en être ainsi, puisqu'il n'est personne plus digne que toi de posséder ces biens '. »

Un peu plus de cent ans plus tard, malgré les désastres que l'on connaît, le tableau est encore plus brillant. « La Flandre abonde en productions variées et en toutes sortes de biens... Ses champs l'enrichissent de grains, ses navires de marchandises, ses troupeaux de lait, son gros bétail de beurre, l'Océan de poissons *. »

La situation n'était pas moins favorable en Hollande, en Frise et dans le Brabant. Les Pays-Bas, on le voit, avaient triomphé de tous les obstacles que la nature ou les hommes leur avaient suscités, grâce à l'activité énergique, au caractère ingénieux et entreprenant du peuple belge que César appelait déjà genus summæ solertiæ. Quant à ceux que des circonstances particulières plaçaient en dehors des sûretés ou des avantages communs, ils aimaient mieux s'expatrier que de mener une existence chétive et misérable dans leur pays; ils pratiquaient la maxime: ubi bene, ibi patria.

Aussi la dernière émigration remarquable dont les chroniqueurs font mention, date-t-elle, selon toutes les vraisemblances, de 1160 3. Les traditions

Kervyn de Lettenhove, Hist. de Flandre, 1, 125.

2 Ibid., p. 256. L'auteur du livre de Proprietatibus rerum, dit : « Haec provincia, quamvis situ terrae parvula, multis tamen bonis singularibus est referta. Est enim terra pascuis uberrima, armentis et pecudibus plena, nobilissimis oppidis et portibus maris inclita, amnibus famosis, scilicet Scalde, Leia, undique irrigua et perfusa. Gens ejus... in omnium mercium divitiis locuples... arte et ingenio in opere lanifico praeclara, cujus industria magnae parti orbis subvenitur. Hanc pretiosam lanam, quam sibi Anglia communicat, in pannos nobiles subtili artificio transmutans, per mare et terram multis regionibus administrat... »

3 Meyeri, Annales, « 1160... Idem refert Henricum Leonem postquam Vuandalos et Obotritos subegisset, terram omnem Obotritorum suis divisisse ducibus, ex quibus Henricus Sca

allemandes rapportent que les colonies, que l'on vit s'établir postérieurement dans l'une ou l'autre contrée, se composaient des descendants des premiers émigrants. Il est de toute probabilité que les princes des Pays-Bas eurent connaissance des émigrations successives de leurs sujets, et qu'ils auront jugé utile de les retenir dans leurs foyers par la concession des mêmes faveurs qu'on leur accordait ailleurs. Il me paraît tout aussi certain qu'ils entreprirent la colonisation des terres improductives, désertes ou abandonnées de leurs États. J'en trouve un exemple bien remarquable dans la fondation du village de Woesten (dans la Flandre occidentale, près d'Elverdinghen), situé, comme l'indique son nom, au milieu d'une solitude, et aujourd'hui encore entouré de bois.

Cette fondation, due simultanément à Thierry et à Philippe d'Alsace, est faite sur le même pied que celles d'Allemagne ; transportez la scène dans l'un ou l'autre État germanique, vous diriez d'un Albert l'Ours ou d'un Henri le Lion. Nos princes agirent-ils sous l'impression de l'exemple donné deux illustres ducs? Suivirent-ils l'impulsion spontanée de leur propre génie? Je ne sais; mais ce qu'il est permis de faire ressortir, c'est la coïncidence synchronique et l'analogie matérielle.

par les

Rappelons quelques dates. En 1159, des paysans émigrent de la Flandre et du Brabant '; et, en 1160, a lieu la colonisation du Mecklenbourg, due précisément aux habitants de ces provinces. Or, c'est en 1161 que Thierry et Philippe d'Alsace fondent Woesten. Ces trois événements se suivent de si près et s'expliquent si bien l'un par l'autre, qu'on est fort tenté de dire que le premier a donné l'idée du second, et que le troisième est la conséquence de celui-ci.

tensis Magnopolin sortitus, gentis metropolin, Bernonem ibi constituit episcopum, eoque ex Flandria non exiguam cultorum vocavit multitudinem. »

Westphalen, I, 245: 1160... Megapoli Henricum de Scacis, ex Morinis aceitum suffecit, locaque Herulorum reliqua commilitonibus pro virtute cujusque distribuit. »

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Wydts, Chronyke van Vlaenderen: 1160. In het volgende jaer heeft Henricus Leo, hertog van Saxen, het goddeloos volk der Wandaelen, het welk een herfvyandt scheen te zyn van de christene religie, uyt zyne heerschappye verdreven, waer door hy veele onbewoonde plaetsen en onbeoeffende landen behielt, om welke te vervullen, sendt hy Henricus en Adulphus, grave van Elsatien naer Nederlandt, om volck en ackermans op te ligten, de welke de Pag. 199a. verlaetene plaetsen in Saxen souden bewoonen ende beoeffenen. »

Voy. note 1, pag. 43.
TOME XXXII.

8

Qu'on juge, d'ailleurs, par la substance de la charte octroyée à ce propos, de la similitude de l'établissement formé par le comte de Flandre avec ceux d'Allemagne '.

Le comte Thierry, de concert avec son fils Philippe, donne le territoire désert de Reninghe à cultiver à des paysans. Comme il n'y a aucune église dans ce lieu, les princes se chargent d'en bâtir une et pourvoient eux-mêmes à l'entretien du curé. Il y aura ainsi une nouvelle paroisse à laquelle appartiendront tous ceux qui viendront immédiatement y demeurer, et ceux qui voudront s'y aller établir postérieurement. S'il en est qui dépendent d'un seigneur, les princes leur procureront l'autorisation nécessaire pour faire partie de la colonie. Ils accordent liberté absolue et perpétuelle à tous ceux qui viendront y habiter dans le moment ou plus tard. Le comte et son fils déclarent en outre que tous ceux qui répondront à leur appel ne seront point soumis aux lois, coutumes ou tribunal de la commune de Furnes; qu'ils seront affranchis à perpétuité de toutes corvées, pétitions, tailles ou autres exactions quelconques, auxquelles le reste de leurs sujets sont soumis. Le seul service dont ils ne seront point exempts est celui qui concerne la défense du pays; ils pourront de ce chef être appelés sous les armes. Ils ne pourront être traduits en justice par personne, si ce n'est devant les princes, ou devant le représentant des princes à Ypres. Quant à la redevance, elle consiste en deniers, qu'ils payeront à la Saint-Jean, en avoine et en volaille qu'ils fourniront entre la fête de saint Bavon et la Purification de la sainte Vierge. S'ils ne se sont pas acquittés de cette obligation au terme convenu, ils pourront y être contraints par les agents des princes; toutefois, ces agents ne pourront exercer aucune violence, afin qu'il ne soit pas porté atteinte à la liberté des colons.

On le voit les conditions qu'obtinrent les Belges en Allemagne ne furent pas plus favorables que celles que les princes d'Alsace accordèrent aux colons nationaux. Dès lors, abstraction faite des calamités qui pouvaient leur rendre le séjour des Pays-Bas odieux, il n'y avait plus de motif pour chercher à l'étranger des faveurs et la fortune. Aussi ne saurait-on prouver par des

Voy. mes Documents, no 1.

sources que les Belges se sont encore, passé cette époque, expatriés en

masse.

Il reste toujours à éclaircir un dernier point. A quoi attribuer le silence que nos annalistes et chroniqueurs ont gardé sur les émigrations de leurs compatriotes? Des raisons plausibles, je n'en trouve pas. Eelking attribue «< cette négligente omission des annales à la barbarie et à l'ignorance des temps où vivaient ceux qui les écrivaient, et à la préférence qu'ils donnaient à la rédaction de ces récits fantastiques et absurdes qui, à notre époque, n'amusent plus l'habitant le plus simple de nos campagnes. » Que les chroniqueurs aient parfois raconté comme importantes des choses tout à fait secondaires, et négligé de mettre en saillie des points d'un haut intérêt, je le veux bien; mais là n'est pas, selon moi, la cause unique de leur silence: je crois pouvoir l'expliquer autrement.

A l'époque des émigrations, les Pays-Bas, je l'ai dit plus haut, avaient une population tellement forte qu'une partie était presque à charge à l'autre : estil étonnant, dès lors, que quelques milliers d'hommes et de femmes aient pu quitter un pays « surchargé d'habitants » sans attirer sur eux l'attention de la multitude? La Belgique avait assez d'hommes exercés à l'agriculture, au commerce et à l'industrie, pour que le départ de quelques-uns de ses enfants, si laborieux qu'ils fussent, pût passer inaperçu. Rien d'ailleurs de plus naturel et de plus ordinaire que de voir nos compatriotes recevoir un témoignage plus éclatant des historiens étrangers que de nos propres annalistes.

Ceux-ci, habitués au spectacle d'ordre et de travail qu'offre toujours un peuple civilisé, en étaient moins vivement frappés, tandis que les nations chez lesquelles les Belges importèrent les arts de la paix qu'ils avaient perfectionnés, en durent mieux apprécier les merveilleux effets. En outre, à l'époque dont il s'agit, les mille et un moyens de communication qu'ont enfantés les siècles n'existaient pas encore; la presse, cette renommée aux cent bouches, était inconnue. N'en pouvons-nous pas conclure, au moins conjecturalement, qu'il a été difficile, pour ne pas dire impossible, au petit nombre d'écrivains qui s'occupaient à relater les faits qui se passaient autour d'eux, de connaître un événement d'une importance majeure par les effets

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